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31 décembre 2021

JEAN GUIART, anthropologue

JEAN GUIART, Anthropologue. Retour de Kanaky. Entretien avec Bernard Baissat, à Paris, le 18 septembre 1990.

 

 

JEAN GUIART

Comme Paul-Émile Victor, le professeur Jean Guiart avait choisi de se retirer en Polynésie, non pas à Bora-Bora, mais à Tahiti. C’est ainsi, dans sa maison sur les hauteurs de Punauia, qu’il s’est éteint le dimanche 4 août 2019 dans sa quatre-vingt-quinzième année. Jean Guiart était l’un des rares chercheurs en sciences humaines formés à l’école des pionniers de l’ethnologie française d’avant la Seconde Guerre mondiale encore en vie, comme Marcel Griaule, Maurice Leenhardt, Marcel Mauss, André Leroi-Gourhan et Paul Rivet. Jean Guiart était issu d’une longue dynastie de médecins.

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Né en 1925 dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon, il était épris d’aventure et avait choisi une autre voie que celle que souhaitait lui tracer son père, professeur de parasitologie. Jean Guiart a lui-même raconté son enfance dans un ouvrage intitulé Ergo Sum, chronique d’une vie en zigzags, publié en 2012.

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Après un bref passage au séminaire de la Faculté de théologie protestante de Paris, il suivit l’enseignement de Maurice Leenhardt à la 5e section, sciences religieuses, de l’École pratique des hautes études (ephe). Ce dernier le remarqua et lui conseilla d’effectuer des recherches en Mélanésie. Durant la guerre, il fut intégré au chantier des « chômeurs intellectuels » sous la responsabilité de Marcel Griaule au musée de l’Homme. Jean Guiart publia alors en tant qu’attaché du musée de l’Homme un petit article intitulé « Sacs en fibre d’Australie » dans le n°1 du jso (1945 : 81-89), alors qu’il avait tout juste vingt ans. La guerre terminée, il suivit les conseils de son maître et décida de partir vers la Nouvelle-Calédonie et les Nouvelles-Hébrides (l’actuel Vanuatu) dans le cadre de l’orstom (l’actuel ird) où il venait d’être embauché. Un diplôme de l’École nationale des langues orientales vivantes (enlov) en main, Jean Guiart embarqua en décembre 1947 sur le Ville de Strasbourg en compagnie de trois autres chercheurs qui devaient constituer l’embryon du nouvel Institut français d’Océanie. Après diverses escales à Tahiti et à Port-Vila, il débarqua à Nouméa où il étudia le système foncier kanak. Accueilli par Maurice Leenhardt, celui-ci notera plus tard au sujet de son travail :

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« Au laboratoire d’ethnologie, M. Jean Guiart a accompli un travail considérable […] pour ce contact avec l’autochtone, M. Guiart a commencé par vérifier et compléter ce qui a été écrit sur les clans et les chefferies, gardons-nous de juger qu’il n’a pas accompli de travail intéressant directement la vie économique et sociale du territoire. » (1949 : 10-11)

 

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En effet, son travail sur les droits de propriété locaux inquiéta certains propriétaires fonciers dans le contexte colonial de l’époque. Jean Guiart s’intéressa ensuite aux Nouvelles Hébrides où il découvrit à pied l’île de Santo et ses habitants. Il relata son expérience dans un petit ouvrage :

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« Seul et sans moyens d’action ou de répression, faire passer, même un petit peuple, de l’hostilité et de la méfiance ouverte à une attitude d’acceptation et même de sympathie, cela revêt aujourd’hui une valeur plus que scientifique. » (Guiart, 1958 : 8)

 

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Après avoir obtenu un diplôme d’ethnologie coloniale en 1948 à l’orstom, ses recherches sur les mouvements millénaristes dans l’île de Tanna aux Nouvelles-Hébrides lui valurent d’être diplômé de l’ephe en 1956. Il publia alors régulièrement divers articles sur ses recherches de terrain dans les premiers numéros du jso, en tant que membre de l’Institut français d’Océanie. Notons parmi ceux-ci : « Les effigies religieuses des Nouvelles-Hébrides » dans le n° 5 (1949 : 51-86), « L’après-guerre à Ambrym, Nouvelles-Hébrides » dans le n° 6 (1950 : 238-241), « Sociétés, rituels et mythes du Nord Ambrym » et « Malekula Native Company aux Nlles Hébrides » dans le n° 7 (1951 : 5-103 et 242-247), « L’organisation sociale et politique du Nord-Malekula » dans le n° 8 (1952 : 149-259), « Liste des districts des villages indigènes de la Nouvelle-Calédonie et Dépendances » et « Nouvelle-Calédonie et îles Loyalty : carte du dynamisme de la société indigène à l’arrivée des Européens » dans le n° 9 (1953 : 87-91 et 93-97), « Unité culturelle et variations locales dans le centre nord des Nouvelles-Hébrides » et « Notes sur une cérémonie de grades chez les Big Nambas » dans le n° 12 (1956 : 217-225 et 227-243). Il continua de publier de nombreux articles dans les numéros ultérieurs du jso. Jean Guiart écrit beaucoup en effet, c’est ainsi qu’il va publier aux éditions des Études Mélanésiennes en 1953 un petit ouvrage sur L’art autochtone de Nouvelle Calédonie, alors qu’il n’a pas encore trente ans. Il fut secrétaire général de la Société des Études mélanésiennes de Nouméa de 1951 à 1957. Après un premier mariage dont il eut deux enfants, Jean Guiart se remaria avec Joséphine Pawé Wahnamala Sootr, une jeune femme originaire de l’île de Lifou, adoptée jeune par le couple Calimbre (Guiart, 2009). Jean Guiart devint ainsi le beau-frère du député Maurice Lenormand, marié à la sœur de son épouse. Jean et Joséphine eurent deux enfants et en adoptèrent un troisième.

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Jean Guiart effectua de nombreuses recherches de terrain en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides durant une dizaine d’années. Il devint membre de la commission Anthropologie-Ethnologie du cnrs de 1958 à 1970. Après avoir rédigé un premier mémoire sur la mythologie du masque (publié en 1966 à la Société) en Nouvelle-Calédonie, il soutint en 1963 une thèse de doctorat ès lettres : Structure de la chefferie en Mélanésie du Sud(publiée la même année à l’Institut d’ethnologie) devant un jury prestigieux composé de Raymond Aron, Claude Lévi-Strauss, André Leroi-Gourhan, Georges Balandier, Roger Bastide et Raymond Firth. Jean Guiart enseigna alors dans diverses institutions de recherche, ce qui fit très rapidement de lui une personnalité influente et incontournable, en France comme dans le Pacifique. Il fut ainsi très actif au sein de la Commission du Pacifique Sud (cps) à Nouméa. En 1968, il fut élu, sur proposition de Claude Lévi-Strauss, directeur d’étude à la 5e section de l’École pratique des hautes études (ephe) où il enseigna les religions océaniennes jusqu’en 1973. Il obtint ensuite la chaire d’ethnologie d’André Leroi-Gourhan à la Sorbonne lorsque ce dernier fut nommé au Collège de France. Il devint également secrétaire général de l’Institut d’Ethnologie. Il ajouta, à ces diverses fonctions, celle de responsable (à titre gracieux) de la section des Arts océaniens du musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (mnaao) 

Le musée national des arts d’Afrique et d’Océanie est devenu la…

 alors sous l’égide d’André Malraux, Claude Lévi-Strauss et Georges-Henri Rivière. Il y installa, avec l’aide du cnrs et de l’ehess, un Centre de documentation pour l’Océanie qui sera par la suite transféré au musée de l’Homme 

Les documents de ce Centre de documentation pour l’Océanie ont…

. Il accomplit alors diverses missions de collecte d’objets ethnographiques océaniens, comme celle dans la région du fleuve Sepik en Papouasie Nouvelle-Guinée. Il enrichit ainsi considérablement les collections du mnaao et du musée de l’Homme en y faisant entrer de très nombreux objets de qualité. Ces collections se trouvent actuellement conservées au musée du quai Branly-Jacques Chirac. Mais il veilla cependant à ce qu’une collection de pièces anciennes kanak rassemblées par Maurice Leenhardt en 1938-39 demeure en Nouvelle-Calédonie et soit exposée au musée territorial de Nouméa. Jean Guiart (2003 : 22-26) était très suspicieux vis-à-vis des marchands et des collectionneurs privés, ce qui ne l’empêcha pas de se faire abuser par un génial faussaire australien qui lui vendit une série de faux objets du Sepik présentant une facture très originale (Guiart, 1967 : 1-10). Jean Guiart contesta toujours le fait de s’être fait abuser ; pourtant, des preuves scientifiques furent récemment apportées par Harry Berran (2016) sur les activités délictueuses de ce faussaire. Ce qui vint cependant, a posteriori, justifier la méfiance de Jean Guiart.

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En 1963, il publia un ouvrage sur l’art océanien dans la fameuse collection L’Univers des formeschez Gallimard, dirigée par André Malraux et Georges Salles (Guiart, 1963a). Cet ouvrage demeura longtemps une référence en France et même à l’étranger. Il donna alors des cours à l’École du Louvre. Il forma ainsi toute une génération d’étudiants effectuant des recherches en Océanie. Il collabora à diverses revues comme MankindOceaniaJournal of the Polynesian SocietyJournal of Pacific History et bien d’autres. Jean Guiart se perçut alors comme chef de file des chercheurs océanistes français dans les instances internationales, ce qui lui attira de nombreux contradicteurs qui n’appréciaient guère sa personnalité et ses initiatives. Jean Guiart avait en effet un sens aigu de la critique envers ses collègues. Ce comportement qu’il assumait pleinement le poussa petit à petit à s’isoler dans sa tour d’ivoire. En 1973, Robert Gessain lui demanda de prendre la direction du nouveau laboratoire d’Ethnologie au musée de l’Homme qui venait d’être créé par la division en trois (ethnologie, préhistoire et d’anthropologie physique) de l’ancienne chaire d’anthropologie du Muséum. Il fut alors l’initiateur de diverses expositions qui reçurent un certain succès comme Rites de la mort (1979-1981), Poupée-jouet, poupée-reflet (1983-1984), Côté Femmes (1986-1987). Il assuma cette direction jusqu’à sa retraite en 1988 tout en encourageant le personnel de cette institution à s’initier à l’utilisation de l’informatique, à produire des thèses et des articles. Il essaya en vain de poursuivre la parution de la revue Objets et Mondes fondée par Jacques Millot, mais l’arrêt des subventions du cnrs et du Muséum amena la rapide disparition de celle-ci.

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De 1978 à 1988, Jean Guiart fut vice-président de la Société des amis du musée de l’Homme, du fait de ses fonctions de directeur du laboratoire d’ethnologie. Ses relations avec ses collègues des autres laboratoires furent alors parfois orageuses et donnèrent lieu à divers procès. Par contre, il entretint au musée de l’Homme de très bons contacts avec la majorité du personnel de service qui, aujourd’hui encore, conserve de lui un souvenir ému. Dans les années 1980, Jean Guiart eut le courage d’engager sa notoriété dans les conflits qui divisèrent et ensanglantèrent la Nouvelle-Calédonie. Il prit des positions politiques fortes pour faire reconnaître et défendre la culture kanak, positions souvent en contradiction avec celle du gouvernement français. Son engagement politique lui valut l’incendie de sa demeure familiale à Nouméa. Jean Guiart aimait passionnément les Océaniens, comme il en a souvent témoigné :

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« J’ai toujours aimé les hommes et les femmes qui trouvaient le moyen de résister à une domination qu’ils n’avaient pas choisie. Il existe toutes sortes de moyens qui ne relèvent pas de la violence et les Océaniens auront été, de ce point de vue, de grands expérimentateurs. Les plus intelligents sont ceux qui arrivent à tromper le Blanc, quel qu’il soit, sans qu’il s’en aperçoive. » (2012 : 128)

 

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Jean Guiart fut président de la Société des Océanistes de 1972 à 1982, après en avoir été vice-président durant une dizaine d’années (1961 à 1971) lorsqu’elle était encore sous l’autorité du très actif et très autoritaire secrétaire général Patrick O’Reilly. Il dirigea alors la Société conjointement avec le nouveau secrétaire général, l’archéologue José Garanger, qu’il appréciait beaucoup. Il redevint vice-président de 1983 à 1996. Il animait ainsi les conférences régulières qui se tenaient dans la petite salle de cours du troisième étage du musée de l’Homme. Nombreux sont les Océanistes retraités, ou encore en activité, qui se souviennent y avoir présenté leurs premières recherches de terrain.

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Au début des années 2000, Jean Guiart n’eut pas la même appréciation que son maître Claude Lévi-Strauss au sujet du déplacement des collections ethnologiques du musée de l’Homme vers le musée du quai Branly, en construction au bord de la Seine. Le premier en critiqua la localisation et la conception même, le second approuva complètement le projet (Guiart, 2006).

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Une fois à la retraite, Jean Guiart partit vivre avec son épouse dans leur demeure de Nouméa. Il fut alors saisi d’une boulimie de publications et créa sa propre maison d’édition, Le Rocher-à-la-Voile. En tant qu’ethnologue, il savait que la transmission orale des connaissances demeurait aléatoire et que seuls les écrits restaient. Il publia donc chaque année plusieurs ouvrages qui reflétaient bien son sentiment d’une urgence à transmettre au plus vite ses nombreux souvenirs et le maximum de ses acquis concernant l’Océanie. Lorsque la santé de son épouse commença à se dégrader, le couple partit s’établir à Tahiti sur les hauteurs de Punaauïa car le climat y était meilleur. Jean Guiart s’occupa de son épouse malade avec un grand dévouement durant sa fin de vie difficile. Elle mourut en 2012.

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Les travaux de jeunesse du professeur Jean Guiart sur Tanna et sur la Nouvelle-Calédonie demeurent des références incontournables pour les Océanistes. Il a lui-même constitué sa propre bibliographie concernant une quarantaine d’ouvrages et plusieurs centaines d’articles. Celle-ci est consultable sur son site : www.jeanguiart.org. Il avait légué, voici quelques années, une partie de ses documents de terrain à la bibliothèque Bernheim de Nouméa et à l’Académie des langues kanak. Jean Guiart demeurera pour de nombreux océanistes un être inclassable, souvent contesté par ses contradicteurs, mais qui avait un immense savoir sur le monde océanien, particulièrement sur le Vanuatu et la Nouvelle-Calédonie. Les jeunes générations d’Océanistes, qui n’ont jamais été mêlées aux querelles intestines qui opposèrent le professeur Guiart à certains de ses collègues, commencent à redécouvrir son œuvre avec un grand intérêt.

 

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