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26 décembre 2021

MICHEL TUBIANA, La Nouvelle Calédonie.

MICHEL TUBIANA, La Nouvelle Calédonie.
Maître MICHEL TUBIANA, Exposé et débat dans le cadre du Comité de Réflexion: " La Nouvelle Calédonie dans l'espace politique français", Paris, 22 janvier 1990. Réalisation: Bernard Baissat

 

 

 

LE MONDE, 2 octobre 2021.

L’avocat Michel Tubiana est mort

La Ligue des droits de l’homme a annoncé, dans un communiqué, la disparition de son président d’honneur, à l’âge de 68 ans. Celui qui fut président, secrétaire général et « maillon essentiel » de la LDH participait toujours activement à ses actions.

Secrétaire général de la LDH entre 1984 et 1995, Michel Tubiana a succédé à Henri Leclerc à la présidence de l’association, entre 2000 et 2005, avant d’en devenir président d’honneur. Il était par ailleurs président d’honneur d’EuroMed Droits et ancien vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH). La LDH se dit « en deuil ».

Il a été l’un des « artisans de la paix », membres de la société civile et chevilles ouvrières de l’opération de « désarmement » de l’organisation séparatiste basque ETA, et il a appartenu au collectif Bake Bidea, qui milite pour les droits des prisonniers basques. Plus récemment, il a été l’avocat de deux camarades de Clément Méric, étudiant antifasciste tué dans une rixe avec des skinheads à Paris en 2013. Il s’était aussi élevé contre l’extradition des anciens militants d’extrême gauche italiens réfugiés en France pendant les années de plomb.

« On perd un grand homme »

« On est effondrés, on perd un grand homme qui, par son intelligence, son acuité intellectuelle et sa vivacité d’esprit, était véritablement une référence pour la Ligue », a réagi Malik Salemkour, actuel président de la LDH. « Il était encore très investi », « en alerte en permanence sur l’actualité, et il nous aiguillonnait pour qu’on soit rigoureux, fermes, au regard du droit et des valeurs fondamentales », a-t-il ajouté.

Pour le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, « une grande voix vient de s’éteindre. Le plus bel hommage que nous puissions lui rendre est de prolonger son combat pour les droits humains ». Le numéro un d’Europe Ecologie-Les Verts, Julien Bayou, a salué sur Twitter le « combat infatigable » de Michel Tubiana.

Pour le communiste Fabien Roussel, l’avocat était « un ardent défenseur de nos libertés et de la dignité humaine ». Alexis Corbière, de La France insoumise, a adressé ses condoléances à la famille, aux proches de Michel Tubiana, mais aussi à tous les « ligueurs ».

 

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JEAN-JACQUES DE FELICE & MICHEL TUBIANA

 

Aux côtés de Jean-Jacques de Félice. Entretien avec Michel Tubiana

Liora Israël, Sylvie Thénault

Dans Matériaux pour l’histoire de notre temps 2015/1 (N° 115 - 116),

 

 

Il nous a semblé pertinent de tracer le portrait d’un avocat qui a partagé nombre de ses combats et travaillé à ses côtés. À travers le parcours singulier de Michel Tubiana, c’est la diversité d’un groupe de pairs qu’il s’agit de restituer, afin de donner à voir comment concrètement se mettaient en place des collectifs, se construisaient des stratégies et des alliances, se transmettaient des affaires et des questions, se construisaient au jour le jour, entre l’individuel et le collectif, entre la pratique professionnelle et les convictions personnelles, des formes d’action fondées sur le droit. Cet article est tiré d’un long entretien biographique qui a duré plus de 2h30, réalisé par Sylvie Thénault et Liora Israël le 26 juin 2014 au cabinet de Me Tubiana. De l’engagement à la LDH à la défense de Klaus Croissant, en passant par l’engagement auprès des Kanaks ou le Mouvement d’action judiciaire, plusieurs éléments saillants de la trajectoire de Jean-Jacques de Félice sont ainsi abordés.

Michel Tubiana est né en 1952 à Alger, dans une famille où le droit était déjà présent, puisque son père Armand, ancien conseiller juridique, était l’un des deux agréés du tribunal de commerce d’Alger. Lorsque la famille quitte Alger pour Paris onze ans plus tard du fait de la guerre, la réinstallation n’est pas simple, puisque la Compagnie des Agréés du Tribunal de commerce renâcle longuement à accepter ce nouveau confrère.Ils étaient deux dans la même situation, le second étant M.… du fait de sa judéité, alors même qu’il travaillait auparavant avec eux depuis Alger. Cette expérience d’un traitement différencié (obligation de passer un examen professionnel supplémentaire, protestation silencieuse des membres de la Compagnie des Agréés lors de la prestation de serment imposée par la Chancellerie) constitua un épisode marquant pour la famille, peut-être davantage que la guerre d’Algérie elle-même, dont reste le souvenir d’avoir vécu dans un milieu qui ne comprenait pas vraiment ce qui lui arrivait. Le père de Michel Tubiana avait pourtant été lui-même secrétaire de la Ligue des droits de l’Homme à Alger : « C’était un juif républicain dans toute l’acceptation du mot », même si un univers s’était déjà écroulé pour lui en 1940 avec l’abolition du décret Crémieux et le statut des juifs, rappelle son fils. Mais concernant le monde colonial, il s’en tenait à l’esprit réformiste prôné par la LDH avant-guerre, « dans l’esprit Blum-Violette ». 

LES ANNÉES DE FORMATION

L’arrivée à Paris à la fin de la guerre d’Algérie correspond aux années de collège de Michel Tubiana, avant le lycée et les premières expériences militantes. « Je nais en tant que militant en 68, mais pas seulement en tant que militant. En 68 comme beaucoup, je pense, de gamins de mon époque, j’ai 17 ans-16 ans en 68, c’est au fond ce qu’à 10 ans de distance les maos vont appeler après la révolution anti-autoritaire. C’est la première fois que je découche de la maison, au grand dam de ma mère comme vous pouvez imaginer… enfin dans un milieu familial où il y a peu de dialogue avec mon père, qui décèdera en plus un an après… Des liens qui n’ont pas pu se faire, qui n’ont pas pu se tisser… Enfin. J’ai un épisode, un moment de militantisme à la LCR, mais très superficiel… […] Je participais beaucoup au service d’ordre, voilà. […] Il y a eu cette scène absolument mémorable quand on a attaqué le meeting d'Ordre Nouveau au Palais des Sports, suite à quoi la LCR a été dissoute… » Ce militantisme de jeunesse crée sa part de bons souvenirs, mais n’empêche pas de poursuivre des études, en droit. Toutefois, le « giron universitaire », comme il le décrit, est fort peu apprécié par Michel Tubiana, qui en parallèle travaille dans le cabinet familial, repris par son frère à la suite du décès de leur père. C’est notamment l’atmosphère particulière d’une certaine fac de droit qui apparaît marquante : « J’allais d’autant moins en fac qu’à l’époque Tolbiac n’était pas construite, et que par conséquent mes TD étaient où, horreur et stupéfaction ? À Assas ! À la fin, les vigiles venaient nous chercher rue Vavin ». Identifié un peu malgré lui tant il investit peu dans l’université comme un étudiant gauchiste, c’est hors les murs de l’université que Michel Tubiana rencontre les nouvelles organisations de juristes qui se créent alors à gauche . Son ami d’enfance Maurice Zavaro étant devenu auditeur de justice, il l’entraîne dans les réunions du Syndicat de la magistrature, où l’étudiant en droit découvre des magistrats comme Monique Guémann, dont le franc-parler le marque. C’est là qu’il découvre le MAJ [Mouvement d’action judiciaire], par l’intermédiaire des magistrats qui en font partie, comme Texier et Charvet. C’est dans ce cadre que Michel Tubiana fait la connaissance de Jean-Jacques de Félice, qui est un des principaux animateurs du MAJ  en 1974.

PROFESSION JURIDIQUE ET MILITANTISME

La rencontre avec Jean-Jacques de Félice correspond donc à l’inscription dans le MAJ, mais aussi très rapidement dans une institution plus ancienne : la Ligue des droits de l’Homme. Environ deux ans après leur rencontre, Jean-Jacques de Félice présente Michel Tubiana à Henri Noguères, devenu Président de la Ligue . Ils sont plusieurs de cette génération à entrer dans l’organisation vieillissante, et à qui Noguères va faire confiance pour la faire évoluer. Proche de Jean-Jacques de Félice par cet engagement dans la LDH comme déjà dans des défenses communes (comme celles des comités de soldat), Michel Tubiana souligne la force des liens qui se tissent entre eux, malgré leurs différences, entre le représentant de la « HSP » (haute société protestante) et le pied-noir, celui dont la non-violence était chevillée au corps et celui qui ne croyait pas au pacifisme.

Ces défenses et ces engagements s’insèrent dans les alliances renouvelées qui se créent alors entre professions juridiques et militantisme. Le Mouvement d'action Judiciaire est le cœur de nombreux débats, par exemple – rappelle Michel Tubiana – ceux relatifs à l’éclosion du mouvement féministe au niveau judiciaire, « avec des dialogues extrêmement durs par moment, notamment je me souviens du premier procès qu’elles avaient réussi à criminaliser, le viol passait souvent en correctionnelle… Évidemment le mec s’en était pris pour 15 ans… Sous les commentaires acerbes d’un certain nombre d’entre nous leur disant : vous vous attendiez à quoi ? C’était un Arabe. » .Source de tensions et de paradoxes, la recherche de formes nouvelles d’alliances entre profession et militantisme se joue aussi à ’époque, rappelle Michel Tubiana, dans les rangs du Syndicat des Avocats de France, dont Jean-Jacques de Félice restera plus distant par méfiance à l’égard du corporatisme : « S’il y a quelque chose auquel Jean-Jacques a toujours été étranger, c’est bien l’aspect corporatiste des choses. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne savait pas s’en servir – au niveau du Conseil de l’Ordre, etc. ».

Atypique par rapport à ses confrères engagés à gauche du fait de sa pratique régulière devant le tribunal de commerce, Michel Tubiana développe parallèlement une pratique moins spécialisée en droit du travail, parfois en pénal, y compris la défense de certains activistes. C’est surtout par l’intermédiaire de la Ligue des droits de l’Homme que se développent ces activités militantes dans la seconde moitié des années 1970, très souvent en relation avec Jean-Jacques de Félice : « Jean-Jacques est une figure à la Ligue [..] Il est déjà vice-président, ou à peu de choses près il va l’être, c’était encore l’époque où les statuts autorisaient à l’être ad vitam eternam… […] alors c’est drôle, parce qu’il est aimé, il est systématiquement élu – alors que si on demandait aux militants de la Ligue s’ils sont pacifistes, ils rigoleraient ! Il est systématiquement élu, enfin quand il est candidat ! Il est partout en section, c’est à dire que les sections le demandaient pour venir faire des interventions ». Populaire au sein de la LDH, Jean-Jacques de Félice y est quelqu’un de respecté et d’écouté. Respecté « parce qu’il était respectable ! », s’exclame Michel Tubiana, capable comme l’écrit à la même époque Philippe Boucher dans Le ghetto judiciaire de susciter une empathie à la mesure de son propre désintéressement, manifestant une « force tranquille » pour reprendre une formule qui fera l’élection de François Mitterrand, capable de tenir sa ligne sur le mode d’une certitude, « Je n’ai pas raison aujourd’hui, j’aurai raison demain »». « Ce qu’il faisait c’est aussi que le débat ne tournait jamais à la caricature, il n’était jamais en train de nous dire : vous n’êtes pas pacifiste, donc vous aimez la violence. Voilà. Nous on n’était pas en train de lui dire : tu es pacifiste, donc tu es prêt à toutes les lâchetés… Il allait jusqu’au bout de ses contradictions sur ce terrain-là, et il nous forçait nous à aller sur ce terrain-là au bout de nos contradictions ».

DÉFENSES SENSIBLES

Cette contradiction entre engagement pacifiste de Jean-Jacques de Félice et défense de militants parfois violents apparaît avec force dans un dossier particulier, l’affaire Croissant, du nom de cet avocat de la Fraction Armée Rouge Révolutionnaire qui se réfugie à Paris à l’été 1977 et dont Jean-Jacques de Félice sera certainement le plus actif des avocats qui chercheront à empêcher son extradition vers l’Allemagne . Particulièrement difficile, cette défense laisse un souvenir amer à Michel Tubiana : « C’était mortifère. C’était difficile surtout quand on a vu que c’était un agent de la Stasi . Et en même temps c’était une espèce de folie l’A llemagne, ils étaient fous dans cette affaire. Que ce soit du côté du gouvernement ou des autres. C’était une folie collective, avec une partie de réminiscence du passé qui n’était même pas enterré ». L’entrée de Michel Tubiana dans l’affaire se fait par l’intermédiaire d’un mystérieux coup de fil de Jean-Jacques de Félice : « Il m’appelle au téléphone, il me dit : 15h devant la Statut de Jeanne d’Arc, à Saint Augustin. […] Donc on se retrouve à 15h. Et il m’annonce l’arrivée de Croissant. Moi Croissant, je le connaissais d’avant, Jean-Jacques aussi évidemment. J’avais été observateur une fois à Stammheim et Jean-Jacques de nombreuses fois. Et puis il y avait un truc qui s’appelait le Comité de Défense des Prisonniers Politiques en Europe de l’Ouest, avec un type qui s’appelait Meyer. Le seul type que j’ai vu qui est arrivé à mettre en colère Jean-Jacques. Il avait dit à Jean-Jacques qu’il était complice des assassins d’Ulrike Meinhof, Jean-Jacques était devenu rouge pivoine, je l’ai jamais vu comme ça ! ». Malgré les difficultés de cette défense, Jean-Jacques de Félice va s’y investir pleinement, aux côtés d’Irène Terrel.

Croissant arrive donc en Juillet « et nous faisons une conférence de presse au cabinet de Jean-Jacques, où il demande l’asile en France ». Presque immédiatement, un mandat d’arrêt est transmis par la RFA aux autorités françaises, ce qui conduit Croissant à se « planquer » : « il y avait peu de gens qui étaient en contact avec lui […] Il restera plusieurs mois… ». Le souvenir de cette période est associé à la dureté de Croissant, qui répond lorsque Jean-Jacques de Félice l’interroge au sujet des grèves de la faim des membres de la RAF : « on est en train de discuter pour savoir s’ils arrêtent ou pas, ce qui sera le plus opératif ». « Ce genre de truc que Jean-Jacques était pas prêt à digérer, moi non plus, cette espèce de pensée qui nous était un peu étrangère ». Le souvenir plutôt joyeux du battage médiatique organisé avec d’autres comme le juriste Gérard Soulier, proche de Felix Guattari, contraste avec ces sentiments ambivalents : « Le meeting à la Mutualité, au moment de l’extradition, la salle est pleine ! », la manifestation devant la Santé au moment de l’extradition, au cours de laquelle Michel Foucault est bousculé (il aura quelques côtes cassées). « Et nous on a sorti l’Affaire Croissant. – le livre – chez Maspero. Moi, Jean Jacques, Irène, Patrick Mignard – de Toulouse - et Michel Laval, qui était au MAJ à l’époque il était l’associé d’Antoine Comte […] J’ai l’image de lui, il avait failli se battre avec les gardes du Palais au moment de l’audience d’extradition. Vous savez qu’il y a eu une manif’ des avocats à l’intérieur du Palais de Justice ? ». Jean-Jacques de Félice avait en effet alerté le Conseil de l’Ordre et les avocats du Palais de la situation, dans lequel un avocat (Croissant) était mis en cause au titre de la défense et de la nature de ses clients. Jean-Jacques de Félice avait réussi à obtenir que Mario Stasi, alors membre du Conseil de l’Ordre, se prononce lors de l’audience d’extradition en faveur de Croissant, par une déclaration reproduite dans le livre publié ensuite - dans l’urgence - par l’éditeur militant François Maspero.

Jouant de la critique radicale et de ses supports comme des institutions les plus traditionnelles, Jean-Jacques de Félice se tenait sur une ligne de crête bien particulière : « Un peu comme à la Ligue [des droits de l’Homme] qui est à la fois un pied dans les institutions, un pied en dehors. Cette capacité à la fois d’écoute de l’extérieur et à l’intérieur de la baraque institutionnelle, avec cette capacité aussi de rompre avec les institutions quand on a besoin de rompre avec les institutions. Le scandale qu’il avait fait ou provoqué en sollicitant le statut d’objecteur de conscience en témoigne à l’époque » . L’affaire Croissant se poursuit en Allemagne après l’extradition, mais se traduit aussi par de nouveaux dossiers pour Michel Tubiana : « vous ne pouvez pas savoir le nombre de jeunots, de jeunes Allemands et Allemandes qui sont venus se réfugier en France et qui étaient impliqués à la marge là-dedans[…] donc moi j’avais plusieurs dossiers à négocier avec le Parquet allemand […] et puis il ya eu le procès où on était en observateur, le procès d’un des avocats de la RAF, à Hambourg ». D’une affaire à l’autre, avec des investissements en partie différenciés pour Jean-Jacques de Félice et Michel Tubiana, c’est donc un écheveau de liens et une manière d’être ancrés dans l’histoire qui se joue dans ces formes contestées de défense.

Un autre site de défense politique de l’époque est celui de la Cour de sûreté de l’État – cette cour d’exception comportant des militaires, héritée de la guerre d’Algérie - devant laquelle, après les militants accusés de reconstitution de ligue dissoute, furent également traduits membres des comités de soldat, militants autonomistes bretons ou basques . Devant ces cours, c’est en particulier la figure d’Henri Leclerc lors d’une de ces audiences qui revient en mémoire à Michel Tubiana : « C’était rituel. Il y avait un président qui s’appelait David, qui était au demeurant pas mal, il n’avait pas besoin de recevoir des instructions… Je crois qu’on lui aurait transmis des instructions, il aurait très mal pris de recevoir des instructions… Et l’avocat général qui était un gougnafier, pendant que les avocats de la défense plaidaient - il est vrai pour la 345ème fois - qu’il s’agissait d’une juridiction d’exception, il lisait ostensiblement le Figaro.. Et Henri je me souviens… Il y avait toujours beaucoup d’animation dans ces audiences, et il y avait un capitaine des gardes, qui était une vieille baderne gendarme au demeurant très gentil, et avec lequel on finissait toujours par s’arranger voilà… Il voulait pas d’emmerdes. Et donc il était au milieu, à droite il y avait Jean-Pierre – Mignard pour le coup – et moi j’étais à gauche. Et puis Henri plaide sur le caractère d’exception de la Cour etc. Et je ne sais pas si vous savez mais il y avait un magistrat et deux militaires, et quand ils rentraient il y avait des militaires qui présentaient armes, et on entendait : « Présentez, armes ! ». Et Henri qui donc plaide : « Et cette Cour, d’autant plus d’exception, qu’à chaque fois vous rentrez on vous présente les armes ! Et ce : « Présentez, armes ! », qui résonne dans ma tête à chaque fois comme « En joue : feu ! »». Et là le capitaine de garde qui fait : « Pff, ce Leclerc ! Il faut avoir vingt ans de carrière pour faire ça » ! (rires) ». Henri Leclerc, pendant cette période est à la fois de plusieurs luttes communes avec Jean-Jacques de Félice, et se distingue par sa participation au cabinet collectif d’Ornano, créé avec Georges Pinet, qui cherche à remettre en cause les fondements traditionnels de la profession d’avocat (tarification, exercice individuel), au profit des populations défavorisées ou des mouvements politiques et sociaux.

L’EXPÉRIENCE DE LA NOUVELLE-CALÉDONIE

 Si des mouvements politiques et sociaux nouveaux émergent dans les années 1970, les mobilisations précédentes sont loin d’avoir disparu. L’accession à l’indépendance de la plupart des anciennes colonies françaises, et en particulier de l’Algérie qui avait constitué le terrain formateur de l’engagement de Jean-Jacques de Félice, n’épuise pas ces combats extra-métropolitains. Dans les années 1970, Jean-Jacques de Félice est ainsi, relate Michel Tubiana, contacté par la Fédération protestante pour défendre des Kanaks et des Européens qui avaient fait Mai 68 à Paris et qui, arrivant à Nouméa, avaient monté une organisation appelée « Les foulards rouges ». Cette dernière, au gré de leurs actions qui n’avaient jamais été violentes, était l’objet de poursuites. Jean-Jacques de Félice, accompagné d’Yves Jouffa (lui aussi de la LDH) était donc parti au début des années 1970 défendre ces militants à Nouméa, ce qui constituait une véritable expédition à l’époque. Des liens forts se tissent, qui sont aussi l’occasion d’établir des liens entre des causes a priori éloignées : « il y avait un autre lien entre Jean-Jacques et les Kanaks, qui était le lien qu’il avait largement contribué à créer entre le Larzac et les Kanaks, des liens très étroits entre les paysans du Larzac et les milieux militants kanaks […] Il y a eu des tonnes de délégations qui sont allées dans un sens comme dans l’autre, il y a eu des stages de formation à la non-violence ! […] ». C’est ainsi que se créent des liens multiples, liens qui vont quelques années plus tard conduire Michel Tubiana à se rendre également à Nouméa.

C’est alors que l’expérience coloniale vécue pendant l’enfance resurgit. En 1984, dans la salle des pas-perdus du Tribunal de Nouméa, Michel Tubiana est confronté à une dizaine de personnes qui viennent vers lui et, le reconnaissant comme le fils d’Armand Tubiana qu’ils ont connu en Algérie, lui disent leur surprise de le voir défendre les Kanaks – c’étaient des pieds-noirs venus s’installer en Nouvelle-Calédonie après la décolonisation. Les continuités existent aussi du côté judiciaire : « la première fois que je suis allé en Calédonie [à la fin des années 70], c’était une caricature de la magistrature là-bas, c’était une carte de la décolonisation française… Au fur et à mesure que les confettis d’Empire disparaissaient… ». Le contact avec la Nouvelle-Calédonie s’est donc fait par l’intermédiaire de Jean-Jacques de Félice, quelques années plus tôt, lors d’une réunion du Mouvement d’action judiciaire, en présence également de Frank Natali. Jean-Jacques de Félice lance à la volée : « J’ai un dossier de pénal financier à Nouméa, je n’y connais rien, qui peut le traiter ? Je vous donne ma parole, tout le tout le monde a regardé Jean-Jacques avec un œil écarquillé, en disant : mais qu’est ce que tu nous emmerdes là avec ton dossier, on est en train de refaire le monde, tu nous parles d’un dossier pénal financier ! Et la réunion se poursuit. Et Jean-Jacques à la fin de la réunion remet le sujet sur le tapis, en disant : j’y connais rien, et m’interpellant sur le sujet – c’est vrai que moi j’avais une formation, justement parce que mon père était agréé au Tribunal de commerce – etc., qui sortait un peu de la norme habituelle dans le milieu – Est-ce que tu veux pas t’en occuper ? » Prenant le dossier en ayant une idée un peu vague de la situation géographique exacte de la Nouvelle-Calédonie, Michel Tubiana se rend donc pour la première fois à Nouméa pour une affaire qui a priori n’est pas politique, en passant par Singapour pour ce qui est pour lui au départ une expérience plutôt touristique. « Puis j’ai découvert cet univers qui était à la fois fascinant, révulsant, stupéfiant enfin une kyrielle d’adjectifs, qui bouleversait y compris toutes mes catégories ». La découverte de la situation en Nouvelle-Calédonie le passionne et l’interpelle, il y noue des contacts personnels déterminants – dont la future mère de ses enfants, militante indépendantiste européenne et institutrice dans des villages kanaks. Il est confronté à une inversion des normes et des valeurs qui étaient les siennes, qu’il s’agisse de la franc-maçonnerie et des Eglises. Membre de la Franc-maçonnerie et anticlérical comme son père, il se sent proche de la position des Eglises en Nouvelle-Calédonie. En revanche, il est très éloigné des francs-maçons locaux qui désapprouvent la cause kanake. Cet investissement important de 1984 à 1989 de Michel Tubiana en Nouvelle-Calédonie correspond à un moindre investissement direct de Jean-Jacques de Félice sur ce terrain, bien qu’il ait toujours soutenu politiquement les Kanaks. Ces derniers lui ont d’ailleurs manifesté leur affection lors de sa disparition .

Empreint d’une subjectivité que nous n’avons pas cherché à gommer, le témoignage de Michel Tubiana est une manière d’appréhender la dimension collective des luttes dans lesquelles fut engagé Jean-Jacques de Félice. Cette dimension collective se jouait à la fois dans des défenses communes, qu’elles soient partagées ou transmises, et dans la participation à des organisations telles que le Mouvement d’action judiciaire et la Ligue des droits de l’Homme. Plus ou moins connues, médiatisées à l’époque ou quelques peu oubliées aujourd’hui, de l’Affaire Croissant à la défense des militants kanaks en Nouvelle-Calédonie, ces causes transformèrent leurs avocats au moins autant qu’ils contribuèrent à les défendre, dans et hors des prétoires.

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Itinéraire : Michel Tubiana

 

Né en Algérie en 1952, Michel Tubiana est avocat. Son enfance algéroise, dans une période plus que troublée, puis mai 68, l’ont poussé à entrer tôt en politique. Etudiant, il fut membre de la JCR, puis du Mouvement d’action judiciaire. Son engagement professionnel militant l’a conduit naturellement à la Ligue des droits de l’homme dont il est aujourd’hui le président.

 

Projet - Vous êtes connu comme militant des droits de l’homme. Est-ce pour vous un engagement de longue date ?

Michel Tubiana - Mon premier acte militant, je l’ai posé durant mes études au lycée, en expédiant à l’infirmerie un camarade qui m’avait traité de « sale juif ». J’avais 14 ou 15 ans. Par la suite sont venues d’autres prises de conscience. J’ai quitté l’Algérie en 1962 comme la majorité des pieds noirs, à l’âge de dix ans. J’ai été moins touché par l’indépendance de l’Algérie que par les violences dont j’ai été témoin : l’appartement de mes parents était au centre d’Alger, nous étions aux premières loges.

Ma famille était très imprégnée de l’idéal républicain. J’ai appris bien plus tard que mon père avait été secrétaire de la section d’Alger de la Ligue des droits de l’homme dans les années 30. Son monde s’est écroulé lorsqu’il a perdu la nationalité française, par décision de Pétain. Toute une vision, celle du juif républicain, s’effondrait. Ensuite, mon père n’a pas compris pourquoi les revendications algériennes lui retombaient dessus alors que notre famille était depuis longtemps implantée en Algérie. Il a ressenti son départ comme une profonde injustice.

La seconde coupure, pour moi, fut celle de 1968. Ce fut une seconde naissance militante, une coupure non seulement politique, mais aussi personnelle. Certaines choses n’étaient pas possibles avant, par simple autocensure sans doute ; elles le sont devenues après. Cependant, je n’ai jamais été tout à fait à l’aise dans un militantisme organisationnel de parti. J’ai fréquenté la JCR, mais je m’interrogeais quand on m’expliquait qu’il fallait poser des congés, que je ne devais pas fumer de joint, et surtout quand on me reprochait mes lectures. Certaines de celles-ci déplaisaient : Drieu La Rochelle, Montherlant...

Débuts d’avocat

J’ai poursuivi mes études de droit tout en commençant à travailler, dans un cabinet d’avocat. J’ai très tôt mesuré le hiatus entre l’université et la pratique.

A partir des années 1968 s’est créé le « Mouvement d’action judiciaire » (MAJ) qui regroupait aussi bien des avocats que des magistrats. Il se situait à l’extrême-gauche du nouveau Syndicat de la magistrature qui venait de se créer et du Syndicat des avocats de France : c’était un pur produit de 68. C’est dans ce cadre que j’ai rencontré plusieurs personnes qui ont été importantes pour moi : Jean-Jacques de Félice, Henri Leclerc... Ils m’ont mis « le pied à l’étrier », en me donnant une vision politico-professionnelle, me faisant partager la connaissance intuitive qu’ils avaient des rapports de force, des manières de faire. Le MAJ voulait réformer en profondeur la pratique judiciaire, cependant il ne s’agissait pas de calquer sur le milieu judiciaire le modèle d’une assemblée générale de mai 68, mais de travailler à le reconstruire sur d’autres bases, non corporatistes.

Par l’intermédiaire de Jean-Jacques de Félice, je me suis intéressé à l’affaire Croissant, cet avocat allemand de la bande à Baader, qui avait cherché refuge en France. Il a été extradé nuitamment, nonobstant tout recours. A cette occasion, j’ai rencontré Henri Noguères, alors président de la Ligue des droits de l’homme. Même en cette période de basses eaux, l’organisation conservait une implantation nationale, et avait à sa tête une personnalité charismatique. Celui-ci a su faire venir à la Ligue toute ma génération, dont Bertrand Main, qui a su redonner à la Ligue une fonction politique qui s’était estompée. En 1973, lors de l’interdiction de la LCR, la Ligue était parvenue à rassembler toutes les forces de gauche, sauf paradoxalement les membres de la ligue dissoute interdits de participation officielle, pour un meeting au Cirque d’Hiver. Un peu plus tard, la Ligue créait le groupe « Droits et libertés dans l’institution militaire », pour lutter contre la répression envers les « comités de soldats ». A travers toutes ces initiatives, mon engagement à la LDH est devenu plus important.

Ma pratique professionnelle d’avocat aussi m’a façonné. Il est vrai que j’avais la possibilité de choisir les causes que je défendais. Celle de Croissant en fut la première expression très publique – même si d’autres avocats étaient plus prestigieux que moi (Jean-Jacques de Félice ou Roland Dumas). En 1979-80, j’ai plaidé dans l’affaire des radios libres. Les procès se déroulaient dans une atmosphère assez réjouissante, présageant un peu des mouvements sociaux d’aujourd’hui. Même les magistrats les plus répressifs n’envisageaient pas d’envoyer des gens en prison pour avoir fait de la radio. C’était à la fois intéressant sur le plan juridique, par exemple pour faire avancer la convention européenne (à l’époque, on ne reconnaissait pas les recours individuels). Mais c’était aussi tout un mouvement pétillant de vie, d’intelligence et d’impertinence (une de mes interventions, lors d’une audience, fut diffusée en direct sur une radio !).

La défense des Canaques

Projet - Vous avez été aussi un acteur, comme avocat puis comme médiateur, en Nouvelle-Calédonie ?

Michel Tubiana - Ce fut en effet une circonstance de ma vie qui a beaucoup compté, sur tous les plans, politique et personnel. Ayant séjourné une première fois en Nouvelle-Calédonie, j’ai été amené à plaider la cause d’un « Caldoche » indépendantiste, poursuivi pour avoir traité un magistrat de nazi (ce qui était vrai...), et je me suis fortement attaché au peuple Kanak.

Dans cet autre hémisphère, l’eau ne coule pas dans le même sens dans les lavabos ! Et c’est pareil pour tout le reste. Ceux avec qui je pouvais nouer un dialogue politique, et que je ressentais comme étant de mon camp, étaient des pasteurs et pas les mouvements laïques, ce qui n’était pas sans interroger ma propre culture. Nous nous heurtions ensemble à un véritable racisme, bien supérieur à celui que l’on avait connu en Algérie : « Le problème canaque, il y a des fours à nickel pour le régler. » Les journaux de la fin du xixe siècle ne craignaient pas d’écrire : « La colonne du commandant Martin est entrée dans la tribu ; les hommes étaient partis, nous avons tué les femmes, les enfants et les vieillards. » En Algérie, on disait les choses autrement...

J’ai assumé la défense des Canaques entre 1980 et 1990, faisant jusqu’à un voyage par mois certaines années. J’ai eu une espèce de coup de cœur pour ce territoire et pour ses habitants. Pour autant, je n’étais pas fasciné par le système tribal comme pouvaient l’être certains. L’affirmation de la propriété collective cachait aussi un système de domination. Mais il régnait surtout une véritable logique d’apartheid : jusqu’en 1946, les Canaques n’avaient aucune citoyenneté. Tous les soirs, ils étaient tenus de sortir de la ville de Nouméa au coup du canon ! Une telle situation n’avait existé dans aucune autre colonie française.

Un mouvement politique canaque s’est peu à peu organisé. Ce nationalisme était ouvert sur l’ensemble de l’aire mélanésienne de la région. Mais l’élan de départ s’inscrivait dans une réflexion de Nidosh Nessline, un grand chef canaque assez radical dans les années 1970. A la suite des manifestations, il avait été poursuivi pour avoir rédigé des tracts en langue vernaculaire (il était interdit d’écrire en Kanak...). La réaction de Nessline – « J’étais heureux parce que je voyais la haine dans les yeux des Blancs. Et on ne hait pas son chien » – témoignait bien de la nature des rapports entre populations.

Projet - Comment analysez-vous le moment politique qui conduira aux accords de Matignon ?

Michel Tubiana - De multiples manières. Il était important de répondre à la situation d’injustice faite aux Canaques, sans naïveté à l’égard des suites d’une éventuelle indépendance. J’étais un « blanc de service ». J’étais là pour aider les Canaques. Ils ne me devaient rien. Mais par rapport à une partie de l’opinion française, j’éprouvais un hiatus. Certains de ceux qui soutenaient les Canaques proposaient de mettre les Caldoches dans des bateaux. Mais là-bas, personne ne disait cela ! Les Caldoches sont des victimes de l’histoire qui se sont fait piéger deux fois.

Le personnage de Jean-Marie Tjibaou représentait une interface extraordinaire, à la fois complètement canaque et, face aux Européens, complètement européen. Il vivait de l’une et l’autre culture. Personne n’a aujourd’hui son envergure, personne ne bénéficie de la même reconnaissance. Il avait la légitimité, involontaire et horrible, d’avoir eu dix membres de sa famille assassinés. Le procès avait fait scandale, car les accusés avaient été acquittés.

Projet - Etsur le processus de Matignon et les accords de la rue Oudinot ?

Michel Tubiana - En fait, il y a eu deux étapes : d’abord le processus de Matignon qui intervient avant l’élection de François Mitterrand, puis les premiers accords de Nouméa.

L’idée de Michel Rocard fut particulièrement heureuse, de constituer une mission de dialogue. Elle a permis d’aller au-delà du sang versé. Mais les choses se sont gâtées ensuite. Michel Rocard et son équipe se sont posés en arbitre ; or pour un arbitrage, il faut que les règles du jeu soient égales pour tous et que l’arbitre soit neutre. La République française n’était pas neutre. Analysant le rapport de forces, Jean-Marie Tjibaou a dû accepter ce qu’autrement il n’aurait pas accepté. Alors que les moyens existaient pour conduire l’autre côté à modifier les règles du jeu, le gouvernement a accepté de laisser le système intact et ce système d’économie de comptoir est profondément injuste et perdure aujourd’hui encore.

A titre d’exemple, un rapport de l’office foncier local aurait permis de peser sur la concrétisation des accords, en menaçant de renvoyer en correctionnelle certains responsables du RPCR qui avaient confondu leur poche, leurs amis et leur rôle institutionnel. Le gouvernement a refusé explicitement de s’en servir. Dans son environnement régional, la Nouvelle-Calédonie a sans doute besoin de s’appuyer sur la France mais cela ne nécessitait pas d’organiser le maintien de la présence française en laissant Jacques Lafleur accaparer tous les pouvoirs. Les accords ont donc certes profité aux Canaques mais encore plus aux Européens. A cela s’ajoute que pour être efficaces, ces accords nécessitaient la présence d’un parti canaque fort et la mort de Jean-Marie Tjibaou a pesé considérablement et pèse encore.

Projet - L’avenir de la Nouvelle-Calédonie demeure incertain ?

Michel Tubiana - En se positionnant comme il l’a fait, le gouvernement de la République s’est interdit de rétablir l’équilibre. Il a déversé beaucoup d’argent, multipliant les subventions par dix, sans rien changer au système. Leur répartition entre Canaques et Caldoches, détenteurs des entreprises privées, est restée la même. Et l’Etat s’est en même temps affaibli.

La Ligue des droits de l’homme sur le terrain

Projet - Pendant ce temps, vous avez poursuivi votre militance à la Ligue ?

Michel Tubiana - Pendant toute cette période, j’ai continué mon activité au sein de la LDH dont j’étais le secrétaire général depuis 1984, allant en province deux fois par semaine, en moyenne, rédigeant nombre de textes. Puis je suis devenu vice-président, ce qui était une fonction plus reposante... Cela m’a permis d’être mobilisé six mois par le procès de Maurice Papon.

Projet - Vous avez évoqué Henri Noguère, qui en était le président...

Michel Tubiana - C’est une personnalité à laquelle je suis énormément redevable. Il a su nous mettre en situation de responsabilité. Il était un homme de grand caractère, intelligemment intransigeant sur les principes, ne confondant pas la forme et le fond, et d’une indépendance à tout crin. Il faisait confiance : j’ai effectué, grâce à lui, la première mission de la Ligue des droits de l’homme et de la FIDH sur la situation en Palestine en 1982, au moment du drame de Sabra et Chatila.

Cela s’inscrivait dans la continuité de mes engagements antérieurs, les droits de l’homme, l’antiracisme..., mais j’ai acquis ensuite une conscience sociale, en liant ensemble droits individuels et droits économiques et sociaux. Et je crois être resté fidèle à mes idées, c’est peut-être prétentieux de dire cela : je n’ai fait qu’affirmer ma position, fût-ce en abandonnant une certaine rhétorique.

Projet - Quelle est pour vous la place du droit ?

Michel Tubiana - Je n’ai pas un fétichisme du droit. Je n’oublie pas qu’il est d’abord l’expression d’un rapport de force, un rapport qui est, à un moment donné la transcription d’un pas franchi par l’humanité. Les droits de l’homme sont une étape : celle-ci permet ensuite d’agir. Mais si l’on est tenté, comme aujourd’hui, de demander aux tribunaux de résoudre des problèmes politiques, on se trompe lourdement. La primauté reste au politique. Le progrès actuel est d’appeler à ce que cette politique soit encadrée par des principes généraux, qui sont ceux des droits de l’homme. Mais, en aucun cas, on ne saurait faire une politique des droits de l’homme.

Projet - Revenons, si vous le voulez, sur la période de « refondation » de la Ligue des droits de l’homme.

Michel Tubiana - Pour permettre une certaine évolution, il était nécessaire que certains de nos militants « émérites » prennent du recul.

La Ligue s’est rajeunie : ce fut une démarche volontaire. De nouvelles sections ont été créées, qui ont pris progressivement toute leur place, à côté de celles plus anciennes. La Ligue, aujourd’hui, compte 320 sections, 10 000 adhérents. C’est encore bien peu, comparé aux 300 000 membres dans l’entre-deux-guerres, mais c’est beaucoup au regard des 3 000 d’avant cette refondation.

On ne milite guère à la Ligue quand on est jeune ; cela nécessite une réelle fermeté sur les principes et la capacité de les mettre en perspective, mais aussi l’agilité qui permet d’être à la fois au cœur des institutions et aux côtés du mouvement social, hors des institutions. On peut à la fois réunir un congrès à l’Assemblée nationale et réclamer du gouvernement Jospin la régularisation des sans papiers. Les motifs du militantisme sont extrêmement larges. Mais une chose est certaine, nous ne cherchons pas à être un ersatz des partis politiques.

Projet - La Ligue des droits de l’homme se veut consubstantielle à la République. Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment définiriez-vous l’espace où vous vous situez ?

Michel Tubiana - Nous sommes à la fois un contre-pouvoir politique et une association. Nous ne proposons pas un programme. La Ligue n’est pas simplement une association de pensée, ou d’agitation politique. Les militants veulent aider les gens à faire respecter leurs droits face aux administrations. C’est cette action de terrain qui structure la présence de la Ligue au quotidien.

Mais ce qui me navre aujourd’hui, c’est de voir que sur le plan proprement politique, nous apparaissons parfois comme la seule opposition face au gouvernement. La Ligue n’a jamais cherché à être une alternative aux partis politiques. Quand ceux-ci sont en déshérence, la démocratie va très mal. La Ligue ne peut pas proposer un contre-projet de société face au programme de M. Sarkozy. Je ne peux intervenir que comme une « bonne âme », et contribuer à créer un rapport de forces politiques sur ce terrain.

Projet - Dans cette position de contre-pouvoir, retrouvez-vous d’autres acteurs ?

Michel Tubiana - Nous avons appris à travailler avec beaucoup de gens. Les évolutions de la société nous le permettent. Celles de l’Eglise catholique, par exemple. Mais nous travaillons aussi avec des mouvements religieux musulmans : cela aurait été impossible il y a vingt ans ! Il nous a fallu apprendre à dialoguer avec tous ceux qui y étaient prêts sur un certain nombre de sujets.

Ce développement est heureux : nous allons vers une société plus riche, plus complexe. Les marques de fabrique sont moins définitives que jadis. Il est, certes, plus difficile de le vivre, parce que un certain nombre de certitudes se sont écroulées. Ce développement permettra, à terme, de revisiter, non pas les principes, mais leur mise en œuvre. Le débat sur la laïcité, en particulier, récurrent à la Ligue, met tout à fait cela à jour. La loi qui impose la séparation de l’Eglise et de l’Etat garantit aussi le libre exercice du culte. Or les musulmans n’ont pas, de fait, le droit d’exercer leur culte de la même manière que les autres. Il eût été difficile autrefois de faire admettre à des militants la nécessité de se battre aussi pour le libre exercice du culte musulman. La grande question est de savoir comment rétablir l’équilibre en faveur d’un fait religieux aujourd’hui discriminé.

Il faut cesser de considérer qu’être laïc, c’est être contre les religions. C’est vouloir assurer un contrat civique et se protéger d’une mainmise temporelle des religions.

Dans l’Europe

Projet - En Europe, aussi, la place du politique est interrogée. Assiste-t-on à une confrontation de pratiques étatiques différentes ?

Michel Tubiana - Je n’ai pas la sensation que l’on soit dans une confrontation. Senghor l’exprimait finement : « Le peuple français est un grand peuple, un peuple merveilleux, il veut le pain, il veut la justice, il veut la liberté pour le monde entier, mais il veut que ce pain, cette justice, cette liberté, soient français. » Et l’Europe, je crois que c’est un peu comme cela qu’on la vit.

Regardez ce qui concerne la laïcité : dans l’Europe du sud, on assiste à la reconnaissance de la pluralité des Eglises et de leur place dans le champ social, dans l’Europe du nord, on voit une volonté de venir à la loi de 1905, dans des pays où il existe une religion d’Etat. La France a une expérience à faire valoir là-dessus, mais pas de leçon à donner. La construction de la société française nous est propre, A cet égard, nous n’avons pas à rougir de 1905, des inventaires, je pense qu’il fallait casser un pouvoir clérical.

Ce n’est pas tant les figures d’application qui posent problème : c’est l’Europe elle-même. Et je suis inquiet. La perception de l’Europe qu’ont ses habitants est telle que l’on risque le rejet. Le marché, sans dimension sociale, sans démocratie, une Constitution qui vient d’en haut, n’est-ce pas catastrophique ? Alors que l’Europe est une nécessité : un certain nombre d’enjeux ne seront pas résolus en termes nationaux.

Projet - Cet élargissement a-t-il des conséquences pour la Ligue ?

Michel Tubiana - Nous avons toujours eu une dimension internationale. En 1922, avec les Allemands, fut fondée la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme. C’est la plus ancienne Ong internationale. Mais impulser une dimension européenne n’est pas le plus facile. Cela tient, d’une part, à l’absence dans les autres pays (sauf en Belgique) d’organisation généraliste comme la Ligue française et, d’autre part, à des spécificités politico-culturelles lourdes. Ces difficultés sont d’autant plus insurmontables qu’il existe un vide politique, et que beaucoup ne ressentent rien de positif à l’égard de l’Europe.

Comment renouer avec un projet universaliste ? Il faut, je crois, chercher des formulations positives. On ne saurait en rester à la simple formulation d’oppositions. Les Etats-Unis s’enferment aujourd’hui dans une approche tellement caricaturale qu’ils obèrent tout débat. En tout état de cause, l’altérité n’est pas une condition suffisante pour structurer un projet autonome. Celui de l’Europe, s’il avait pour seule finalité de lutter contre l’impérialisme américain, n’entraînerait pas l’adhésion. Ce n’est pas le « contre » mais le « pour » qui est mobilisateur. C’est dans cette voie qu’il nous faut avancer aujourd’hui

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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