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14 novembre 2014

Alexandre Grothendieck, mathématicien et pacifiste

Que dirait aujourd'hui Alexandre Grothendieck, mathématicien de génie, aujourd'hui disparu, en apprenant les sommes englouties par l'armée française dans des opérations guerrières inutiles?

 

grothendieck1975

 

 Le plus grand mathématicien du XXe siècle est mort

Le Monde.fr | 14.11.2014 à 00h10 • Mis à jour le 14.11.2014 à 08h33 |

Par Stéphane Foucart et Philippe Pajot

 

 

 

 

Considéré comme le plus grand mathématicien du XXe siècle, Alexandre Grothendieck est mort, jeudi 13 novembre, à l'hôpital de Saint-Girons (Ariège), non loin de Lasserre, le village où il s'était secrètement retiré au début des années 1990, coupant tout contact avec le monde. Il était âgé de 86 ans. Apatride naturalisé français en 1971, également connu pour la radicalité de son engagement pacifiste et écologiste, ce mathématicien singulier et mythique laisse une œuvre scientifique considérable.

Il naît le 28 mars 1928 à Berlin, dans une famille atypique. Sascha Schapiro, son père, est russe de confession juive, photographe et militant anarchiste. Egalement très engagée, Hanka Grothendieck, sa mère, est journaliste. En 1933, Sascha quitte Berlin pour Paris, où il est bientôt rejoint par Hanka. Entre 1934 et 1939, le couple part pour Espagne où il s'engage auprès du Front populaire, tandis que le petit Alexandre est laissé en Allemagne, à un ami de la famille.

SON PÈRE MEURT À AUSCHWITZ

A la fin de la guerre civile espagnole, au printemps 1939, Alexandre retrouve ses parents dans le sud de la France. Dès octobre 1940, son père est interné au camp du Vernet d'où il ne partira qu'en 1942 pour Auschwitz, où il sera assassiné. Alexandre et sa mère, eux, sont internés ailleurs. « La première année de lycée en France, en 1940, j'étais interné avec ma mère au camp de concentration, à Rieucros près de Mende », raconte-t-il dans Récoltes et Semailles, un texte autobiographique monumental jamais publié, tiré à quelque 200 exemplaires, mais qui circule désormais sur Internet.

« C'était la guerre, et on était des étrangers – des “indésirables”, comme on disait. Mais l'administration du camp fermait un œil pour les gosses, tout indésirables qu'il soient. On entrait et sortait un peu comme on voulait. J'étais le plus âgé, et le seul à aller au lycée, à 4 ou 5 kilomètres de là, qu'il neige ou qu'il vente, avec des chaussures de fortune qui toujours prenaient l'eau. »

LE MYTHE DES 14 PROBLÈMES DE SCHWARTZ ET DIEUDONNÉ

En 1944, son bac en poche, Alexandre Grothendieck n'a pas encore été identifié par ses professeurs comme le génie qu'il est. Il s'inscrit en maths à l'université de Montpellier puis, à l'orée de la thèse, est recommandé à Laurent Schwartz et Jean Dieudonné.

L'histoire, célèbre, a contribué à forger son mythe : les deux grands mathématiciens confient au jeune étudiant une liste de quatorze problèmes qu'ils considèrent comme un vaste programme de travail pour les années à venir, et lui demandent d'en choisir un. Quelques mois plus tard, Alexandre Grothendieck revient voir ses maîtres : il a tout résolu.

Dans cette première période de production mathématique, Grothendieck se consacre à l'analyse fonctionnelle, domaine de l'analyse qui étudie les espaces de fonctions. Ses travaux révolutionnent le domaine, mais demeurent moins connus que ceux qu'il conduira dans la deuxième partie de sa carrière.

UN INSTITUT FINANCÉ POUR LUI

Dès 1953, le jeune mathématicien se retrouve confronté à la nécessité d'obtenir un poste dans la recherche et l'enseignement. Apatride, il ne peut accéder à la fonction publique et, rétif au service militaire, il ne veut demander la naturalisation française. Il part enseigner à Sao Paulo (Brésil), à Lawrence (Kansas), à Chicago (Etats-Unis).

Deux ans plus tard, à son retour en France, un riche industriel piqué de mathématiques, Léon Motchane, fasciné par l'intuition et la puissance de travail du jeune homme – il n'a que 27 ans – décide de financer un institut de recherche exceptionnel, conçu sur le modèle de l'Institut d'études avancées de Princeton : l'Institut des hautes études scientifiques (IHES) à Bures-sur-Yvette. Le lieu est imaginé pour servir d'écrin au mathématicien qui va y entamer une deuxième carrière.

UNE NOUVELLE GÉOMÉTRIE

Jusqu'en 1970, entouré d'une multitude de talents internationaux, il dirigera son séminaire de géométrie algébrique, qui sera publié sous la forme de dizaines de milliers de pages. Sa nouvelle vision de la géométrie, inspirée par son obsession de repenser la notion d'espace, a bouleversé la manière même de faire des mathématiques. « Les idées d'Alexandre Grothendieck ont pour ainsi dire pénétré l'inconscient des mathématiciens », dit Pierre Deligne (Institut des études avancées de Princeton), son plus brillant élève, lauréat de la médaille Fields en 1978 et du prix Abel en 2013.

Les notions qu'il a introduites ou développées sont aujourd'hui encore au cœur de la géométrie algébrique et font l'objet d'intenses recherches. « Il était unique dans sa façon de penser, affirme M. Deligne, très ému par le décès de son ancien maître. Il lui fallait comprendre les choses du point de vue le plus général possible et une fois que les choses étaient ainsi comprises et posées, le paysage devenait si clair que les démonstrations semblaient presque triviales. »

IL S'ÉLOIGNE DE LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE

En 1966, la médaille Fields lui est décernée, mais il refuse pour des raisons politiques de se rendre à Moscou pour recevoir son prix. La radicalité avec laquelle il défendra ses convictions ne cessera jamais. Et c'est à partir de la fin des années 1960 qu'il s'éloigne de la communauté scientifique et de ses institutions. En 1970, il fonde avec deux autres mathématiciens – Claude Chevalley et Pierre Samuel – le groupe Survivre et Vivre, pacifiste, écologiste et très marqué par le mouvement hippie. A la même époque, il découvre que l'IHES est partiellement – bien que de manière très marginale – financé par le ministère de la défense. Il quitte l'institut.

Lire aussi : Survivre et vivre, « laboratoire de la révolution écologique »

Le Collège de France lui offre alors un poste temporaire, qu'il utilise largement comme tribune politique. Il quitte bientôt le Collège. En 1973, il devient professeur à l'université de Montpellier avant de rejoindre le CNRS en 1984, jusqu'à sa retraite en 1988. Cette année, il reçoit le prix Crafoord, doté d'une forte somme d'argent. Il refuse la distinction. En 1990, il quitte son domicile pour une retraite gardée secrète. Amer, brouillé avec ses proches, sa famille, avec la communauté scientifique et la science, il s'installe dans un petit village pyrénéen dont il gardera le nom secret. Il y est resté, coupé du monde, jusqu'à sa mort.

Survivre et vivre, retour sur le mouvement qui a initié l’écologie politique

PHILIPPE DESFILHES (REPORTERRE)

dimanche 20 avril 2014

Dans les années 1970, le mouvement Survivre et Vivre, autour du mathématicien Alexandre Grothendieck, lançait la critique de la science et l’écologie politique.

 

Dans l’après 68, Survivre et Vivre, le mouvement de scientifiques critiques rassemblés autour du mathématicien Alexandre Grothendieck, dénonce la militarisation de la recherche et l’orientation mortifère du progrès scientifique. Ces « objecteurs de recherche » participent activement au mouvement anti-nucléaire de l’époque en s’introduisant le 13 avril 1972 dans l’enceinte du CEA de Saclay dans la trompeuse intention d’animer une conférence-débat sur le thème « Progrès et recherche scientifique ».

Quarante ans avant Greenpeace à Fessenheim, ils entendent dénoncer par ce coup d’éclat les fûts fissurés entreposés à « titre provisoire » depuis 1948 à Saclay et montrer que la seule solution au problème des déchets est de ne plus en faire, c’est à dire d’abandonner l’énergie nucléaire.

Cette campagne est aussi l’occasion de contester les experts de l’atome qui pour les « empêcheurs de polluer en rond » de Survivre et Vivre sont incapables de concevoir une vue d’ensemble des problèmes et de penser en terme de finalité.

Cette anecdote et bien d’autres sont racontées par Céline Pessis. L’un des grands intérêts du livre, dans lequel sont rassemblés les principaux textes de la revue Survivre … et Vivre éditée de 1970 à 1975 par le mouvement éponyme, est la longue et passionnante introduction qu’écrit cette spécialiste de la genèse de l’écologie politique (Céline Pessis a également coordonné Une autre histoire des trente glorieuses. Modernisation, contestations, pollutions dans la France d’après-guerre », La Découverte, 2013).

Elle y raconte les liens entre Alexandre Grothendieck et ses comparses (le mathématicien et écrivain Denis Guedj, le dessinateur Guy Savard) et les premiers mouvements écologiques (les Amis de la Terre, le Comité de lutte écologique et l’association Pollution-non).

On croise aussi Barry Commoner, l’auteur de « The closing circle » en 1971, et Pierre Fournier, l’inoubliable créateur en 1972 de La Gueule Ouverte, « le journal qui annonce la fin du monde ». L’historienne explique aussi très bien les connexions avec le mouvement écologiste tiers-mondiste pensé par Ivan Illich ou René Dumont et le recours à la non violence comme acte de désobéissance civile d’inspiration gandhienne.

 

Sous sa plume, le mouvement Vivre et Survivre est restitué dans son contexte pour ce qu’il a été : quelques degrés de plus dans le bouillonnement idéologique du début des années 70.

L’autre grand mérite du livre est refaire parler les textes de Survivre et … Vivre qui connurent à l’époque plus qu’un succès d’estime – le tirage de la revue a atteint douze mille exemplaires. Dès le premier numéro paru en août 1970, le ton est donné. Alexandre Grothendiek dénonce le fait que « les savants poursuivent trop souvent leurs travaux sans souci des applications qui peuvent être faites, qu’elles soient utiles ou nuisibles, et de l’influence qu’ils peuvent avoir sur la vie quotidienne et l’avenir des hommes ».



Les « lanceurs d’alerte » du mouvement dénoncent aussi la collusion qui s’installe entre la plupart des scientifiques qui « se laissent volontiers cajoler par l’Etat, voire chouchouter par les militaires, se coulant avec aisance dans leur nouveau rôle d’entrepreneur/euses ou de philosophes médiatiques » . Le mot lobby n’est pas encore né en français mais les experts de l’atome, les fervents de la modernisation agricole et les technocrates du béton ont déjà entrepris le noyautage des institutions et le lavage des cerveaux.

La parution de « Survivre et Vivre, critique de la science ; naissance de l’écologie » est enfin l’occasion de rendre hommage à Alexandre Grothendieck lui même. Quel personnage étonnant que ce mathématicien de génie, lauréat de la médaille Fields, auquel le magazine La Recherche consacre fort opportunément un dossier dans son numéro d’avril 2014.

On y apprend pourquoi il inspire les mathématiciens du XXIe siècle. On y apprend surtout que ce personnage haut en couleurs né en 1928 à Berlin vit en accord avec ses idées. Il s’est retiré brusquement de la communauté scientifique en 1971 et coule depuis des jours que l’on espère paisibles dans un petit village pyrénéen en refusant tout contact avec les medias.

Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, Coordonné par Céline Pessis, Editions l’Echappée, 480 pages, 25 euros

 

Sur le site du CNRS:

http://images.math.cnrs.fr/Alexandre-Grothendieck.html

Alexandre Grothendieck

Un voyage à la poursuite des choses évidentes

Philippe Douroux

Journaliste, ancien rédacteur en chef de Libération et Télérama.

Une première version [1] de cet article est parue dans le mensuel GQ d’octobre 2011. Nous remercions GQ de nous permettre d’en présenter aujourd’hui une nouvelle version.

Les mathématiciens français se voient aujourd’hui décerner les plus hautes récompenses de la planète. Alexandre Grothendieck les a toutes reçues (et dénigrées) avant eux. Nous avons retrouvé ce génie retiré sur les contreforts des Pyrénées, qui, toute sa vie, a suivi une quête d’ordre absolu. En révolutionnant sa discipline, aurait-il percé le secret le plus fondamental de l’univers ?

Le portail gris aurait besoin d’un coup de peinture, mais la maison résiste au temps et au manque d’entretien. On n’ose pas frapper, l’hom­me qui vit là a fini par se fâcher avec ses voisins, un homme d’une cinquantaine d’années et sa mère, qui lui rendaient quelques services. La raison de cette ultime chamaillerie ? « J’ai arraché quelques brins d’herbes qui poussaient sur la partie goudronnée du chemin qui mène à la maison. Qu’est-ce que j’avais pas fait… », explique le voisin.

L’un des plus grands esprits du XXe siècle vit comme Edmond Dantès au château d’If. Son île se limite à quelques mètres carrés loin de la mer, mais la solitude est complète. Mathématicien de génie, il vit retranché depuis vingt ans, enfermé dans une paranoïa qui le pousse à fuir le monde des hommes et ses compromis. Il a entrevu la perfection dans les mathématiques et voudrait la retrouver parmi les hommes. Devant cette impossibilité, il s’est retiré, espérant peut-être s’installer à la place de Dieu comme le héros de Dumas, devenu le comte de Monte-Cristo, après quatorze ans de cachot.

À La recherche d’un mystère

 

En 1988, l’une de ses dernières photos connues

Alexandre Grothendieck, 83 ans [2], ne veut voir personne et ceux qui veillent sur lui, à distance, refusent de vous donner le nom de son village. Les chemins pour l’obtenir sont aussi compliqués qu’une équation à

n

inconnues. Et pour qu’on vous le confie, il faut promettre de ne pas le rendre public. Un courrier déposé dans sa boîte à lettres, quelques lignes suspicieuses en réponse, et des courriers retournés « à l’envoyeur » seront nos seuls contacts avec lui.

Les plus prestigieuses universités l’accueilleraient volontiers pour conforter leur renommée internationale, mais lui préfère achever sa vie en reclus dans les Pyrénées, dont les routes tournicotantes du piémont semblent faites pour envoyer les visiteurs au diable. Longtemps, il a jonglé avec les X et les Y comme Victor Hugo jouait avec les mots pour écrire Les Misérables, ou comme Beethoven plaçait les notes sur la partition pour composer la Neuvième Symphonie. Ses pairs le placent au niveau d’Albert Einstein, dont il partage l’aversion pour l’apprentissage scolaire, l’indépendance de pensée et une puissance de travail stupéfiante [3].

 

Un coup d’œil chez les voisins d’en face

Claire Voisin, mathématicienne, membre de l’Académie des sciences, n’apprécie ni l’homme ni sa manière de concevoir les maths, trop monumentale, mais elle s’arrête un instant quand on lui demande quel autre mathématicien a la dimension d’Alexandre Grothendieck. La réponse vient de sa voix douce, comme une évidence : « Il n’y en a pas… » Ni Hilbert, ni Cantor, ni Gauss, ni Poincaré, Henri, le cousin de Raymond, ni Weil, André, le frère de Simone

Une pensée féconde

Si les récompenses permettent de mesurer le talent, alors le sien paraît immense. Il obtient en 1966 la médaille Fields, souvent considérée comme le Nobel des mathématiques. Celle-ci est attribuée tous les quatre ans à des chercheurs de moins de 40 ans.

Alexandre Grothendieck présenté par Jean Dieudonné au Congrès international des mathématiciens de 1966

Ensuite, vient la médaille Émile Picard, de l’Académie des sciences, en 1977 ; puis, en 1988, le Prix Crafoord [4], créé par l‘Académie royale de Suède pour mettre en avant les sciences oubliées par Alfred Nobel. Lui ne leur accorde pas grande importance. La première, il la vendra aux enchères pour reverser l’argent au gouvernement du Nord Vietnam en guerre contre l’Oncle Sam. La seconde finira en casse-noisettes, qualifié de « très efficace », chez un ancien élève.

 

En guise de casse-noisettes...

Quant au prix Crafoord, couron­nement d’une carrière scientifique, il le ­refusera tout simplement. L’argent (270 000 dollars, soit 1,5 million de francs à l’époque) ne l’intéresse pas et les honneurs l’insupportent. Et si, comme il le dit lui-même dans sa lettre de refus adressée au secrétaire de l’Académie suédoise, il attend le jugement du temps pour évaluer la fécondité de ses travaux, alors sa dimension ne fait plus de doute.

La lettre de Grothendieck à l’Académie royale des sciences de Suède, publiée dans Le Monde du 4 mai 1988

Arpenter l’infini

Sur les trente-huit médailles Fields attribuées depuis 1970, neuf des lauréats ont travaillé dans son sillage. Et il ne s’agit pas d’une école franco-française puisqu’on trouve pêle-mêle un Allemand, un Russe, un Japonais, un Belge, un Ukrainien, un Britannique, un Français et un Franco-Vietnamien [5]. L’ambition affichée très tôt par celui que son élève le plus proche, Pierre Deligne, appelle aujourd’hui encore « mon maître », était incommensurable, un comble pour celui qui se veut arpenteur de l’infini.

 

Les héritiers et le bâtisseur

Il s’agit d’unir la capacité de la géométrie à montrer et la puissance de l’algèbre à démontrer. Prenez un compas et tracez un cercle : vous faites de la géométrie. Écrivez

 : vous faites de l’algèbre [6]. Pour rapprocher les deux mondes, il faut définir un langage commun, forger des outils capables d’établir les règles du grand architecte de l’univers. « Tout se passe comme s’il y avait un objet mystérieux, une raison unique, centrale qui permette d’expliquer toutes les autres », explique Claire Voisin. L’aboutissement s’appelle la « théorie des motifs », et demandera sans doute des décennies ou un autre Grothendieck pour aboutir.

La géométrie nouvelle — ou les épousailles du nombre et de la grandeur

Les motifs, ou le cœur dans le cœur

« Alexandre représente le cas extrême du mathématicien qui cherche une approche globale, une compréhension totale. Il ne veut pas s’enfermer dans des cas précis, des exemples qui vont limiter sa réflexion ou la portée de son travail », résume son premier élève, Michel Demazure.

Point de vue et vision

La mer qui monte

 

La page de titre du premier volume des Éléments de Géométrie Algébrique

Un jour, un auditeur interrompt Alexandre Grothendieck quand celui-ci évoque un nombre premier pour les besoins de sa démonstration : « N’importe lequel ? » « Oui, par exemple 57 », répond le prof qui fait mine d’oublier, ou se fiche de savoir, que 57 n’a rien d’un nombre premier puisqu’il est divisible par 3 (19 x 3 = 57). 57 reste comme « le nombre premier de Grothendieck » [7].

Le titre de son grand ouvrage [8] montre la dimension qu’il entend donner à son travail. Les Éléments de géométrie algébrique, EGA pour les familiers, renvoient aux Éléments d’Euclide.

Il y a les mathématiques euclidiennes et les mathématiques d’après. Selon les premières, les droites parallèles ne se croisent pas, pour les secondes, la notion même de droites parallèles disparaît. Euclide avait raison pour les voies ferrées, mais tort pour la voie lactée, l’infini, comme Gauss et Riemann, deux mathématiciens de l’école allemande, l’ont démontré au XIXe siècle [9].

Les EGA, complétés par le fruit des sept Séminaires de Géométrie Algébrique du Bois Marie (SGA), un monument [10], de rigueur et de créativité, iront plus loin encore en remettant en cause la notion même d’espace [11].

La topologie ou l’arpentage des brumes

Les topos — ou le lit à deux places

 

Les troubles de l’histoire

 

Sascha Shapiro et Hanka Grothendieck

À l’origine, celui qui vise aujourd’hui le tout n’était rien.

Alexandre Grothendieck voit le jour en 1928, à Berlin. Ses parents guettent l’imminence du meilleur, l’avènement d’une société communiste libertaire, quand Hitler s’apprête à prendre le pouvoir cinq ans plus tard. Son père, Alexander Shapiro – ou Tanaroff, patronyme du faux passeport qui lui servira tout au long de sa vie –, juif né en 1889 à Novozybkov, a déjà participé à la Révolution de 1905 contre le Tsar de toutes les Russies, et à celle de février 1917. Quand les bolcheviks chassent les anarchistes, il entame une traversée de l’Europe en se jouant des frontières et des polices. Sa mère, Hanka Grothendieck, née dans le nord de l’Allemagne, a pris ses distances avec une famille protestante petite-bourgeoise.

En 1933, le couple abandonne son fils à Berlin et quitte l’Allemagne pour Paris, avant de passer les Pyrénées pour participer à la Guerre civile espagnole.

 

Grothendieck vers l’âge de cinq ans

En octobre 1939, en France, le président du Conseil Édouard Daladier ouvre des camps d’internement pour enfermer les « étrangers indésirables », les anarchistes, les communistes, les Allemands et plus généralement tous les « suspects ». Alexander Shapiro se retrouve au Vernet d’Ariège. Il connaîtra ensuite Noé (Haute-Garonne) puis Drancy et Auschwitz, où il disparaît le 14 août 1942. Hanka, elle, se retrouve internée avec son fils au camp de Rieucros (Lozère), où sont enfermées des femmes jugées « suspectes ». Les enfants, les plus grands en tout cas, peuvent aller à l’école.

 

Camp de Rieucros

Dessin et plaque commémorative (fonds Sarrut)

Alexandre Grothendieck racontera dans Récoltes et Semailles, une autobiographie écrite vers 1985 qui ne trouva pas d’éditeur mais dont des extraits ont fuité sur Internet [12], qu’il pouvait se rendre à pied au lycée de Mende, à trois kilomètres de là. Bon élève, « sans être brillant », dit-il, il fait des maths comme les enfants imaginent des histoires de pirates. Par jeu. « J’ai appris par une détenue, Maria, la définition du cercle [l’ensemble des points situés à la même distance d’un point]. Elle m’avait impressionné par sa simplicité et son évidence, alors que la rotondité parfaite du cercle m’apparaissait comme une réalité mystérieuse » [13], explique-t-il.

L’élève indépendant

 

Alexandre Grothendieck au collège Cévenol (1942-44)

À partir de ce moment, Alexandre Grothendieck va suivre un cursus scolaire aussi banal qu’incroyable. Il ira jusqu’au bac au collège cévenol du Chambon-sur-Lignon, où le pasteur Trocmé a organisé un sauvetage à grande échelle des enfants juifs. « Quand on était averti par la police locale qu’il y aurait des rafles de la Gestapo, on allait se cacher dans les bois pour une nuit ou deux, par petits groupes de deux ou trois, sans trop nous rendre compte qu’il y allait bel et bien de notre peau » [14], raconte-t-il très simplement dans Récoltes et Semailles. Avec son bac, il s’inscrit à la fac de Montpellier où il ne brille pas en cours. Il n’y va pratiquement pas et sera même contraint de repasser l’épreuve d’astronomie. Bossant dans son coin, il redéfinit par ­lui-même entre 17 et 20 ans l’intégrale de Lebesgue, qui date de 1902 et permet de calculer des volumes d’objets très irréguliers [15].

La magie des choses

Alexandre Grothendieck a entendu parler de ce mathématicien, mais il n’a pas l’idée d’ouvrir son livre. Il n’apprend pas les maths, il les fait, ou les refait. « Les livres, on ne les lit pas, on les écrit », aurait-il lâché quelques années plus tard alors qu’un chercheur américain s’enquérait de sa bibliothèque.

L’homme est là, tout entier avec son génie, son culot et son absence de culture mathématique. En octobre 1948, il ne prend pas la peine d’aller chercher sa licence qui l’attend toujours au secrétariat du département de mathématiques de la fac de Montpellier et monte à Paris avec un précieux sésame, une lettre de recommandation [16] qui lui donne accès à Henri Cartan. Cet esprit influent s’est alors donné pour tâche de reconstruire l’école française de mathématiques.

 

Henri Cartan en 1985

Le temps des solutions

Le voilà en 1948, au Quartier latin, face à ce que la méritocratie française produit de mieux : d’excellents élèves venus de toute la France, dirigés vers les meilleures classes préparatoires, celles de Louis-le-Grand ou de Henri-IV, pour ensuite entrer à Normale Sup, rue d’Ulm : une carrière toute tracée avec, pour trois ou quatre d’entre eux, une ultime marche, le Collège de France.

 

En 1951

Photo prise par Paulo Ribenboim à Pont-à-Mousson

Henri Cartan conseille à Grothendieck de se rendre à Nancy où la jeune garde des maths modernes s’est repliée, abandonnant momentanément la capitale aux vieilles barbes de la Sorbonne. Là-bas, Laurent Schwartz (médaille Fields 1950) et Jean Dieudonné l’accueillent avec curiosité. Sait-on jamais…

 

Jean Dieudonné (g) et Laurent Schwartz (d)

Stature immense, voix de stentor et rectitude absolue, le second commence par lui passer un savon à propos de sa redécouverte de Lebesgue : « Ça sert à quoi de refaire ce qui a été fait ? Ça n’est pas comme ça que l’on travaille… » Le mathématicien, en règle générale, est plutôt brut de décoffrage quand il s’agit de dire des choses désagréables. L’élégance, il la garde pour la démonstration réussie.

Pour le tester, ses chaperons lui confient quatorze questions qu’ils ne parviennent pas à résoudre. Il peut choisir celles qui l’intéressent… Jean Dieudonné raconte la suite : « Le résultat dépassa nos espérances. En moins d’un an, il avait résolu tous nos problèmes… » Cette fois il se montre élogieux : « Il a tout résolu ! », clame-t-il un matin à Laurent Schwartz en arrivant à la fac. Ceux qui assisteront aux séminaires Bourbaki quelque temps plus tard se souviennent de son enthousiasme face aux solutions apportées par ce jeune étudiant.

J’ai eu personnellement le privilège d’assister de près, à cette époque, à l’éclosion du talent de cet extraordinaire « débutant » qui à 20 ans était déjà un maître ; et, avec 10 ans de recul, je considère toujours que l’œuvre de Grothendieck de cette période reste, avec celle de Banach, celle qui a le plus fortement marqué cette partie des mathématiques. [17]

En l’espace de quelques mois, Alexandre Grothendieck a rédigé l’équivalent de six thèses de doctorat. Pour un doctorant solide, mieux vaut compter trois ou quatre ans pour aller au bout d’une seule. L’effort est si considérable qu’il ne viendrait à personne l’idée de rédiger deux thèses en parallèle. Il a tout simplement ouvert un domaine de recherche, les espaces vectoriels topologiques [18], dont se serviront les spécialistes de la mécanique quantique [19] [20], pour le refermer aussitôt [21].

La machine enchantée

 

Séminaire de Géométrie Algébrique

Au cours d’une séance du SGA, probablement SGA3 (1962-1964)

Au début des années 50, l’évidence s’impose. L’un des meilleurs mathématiciens de sa génération vient de nulle part. Quand Léon Motchane, un industriel devenu docteur en mathématiques sur le tard, met en place l’IHÉS sur le modèle de ­l’Institut d’Étude Avancée (Institute for Advanced Study, IAS) – un établissement monté de toutes pièces en 1930 à Princeton pour permettre à Albert Einstein de poursuivre ses recherches aux États-Unis –, il place Alexandre Grothendieck au cœur de ce Thélème des temps modernes.

Petit à petit se met en place une machine qui va lui permettre d’avancer. Jean Dieudonné, homme de droite, se met au service de cet anarchiste invétéré qui méprise tous les pouvoirs et ne demandera sa naturalisation qu’en 1971, une fois certain qu’on ne lui demandera plus de faire son service militaire. Jean-Pierre Serre, la plus jeune médaille Fields de l’histoire, à 28 ans en 1954, et le plus jeune professeur au Collège de France, à 30 ans, devient un catalyseur de l’avancée de leurs travaux [22].

 

Jean-Pierre Serre et Alexandre Grothendieck, en 1961

À ce triangle Grothendieck-Dieudonné-Serre, il faut ajouter une douzaine d’élèves. Ils vont transpirer sang et eau pour décrire avec une précision extrême des espaces exotiques où géométrie et arithmétique ne font qu’un, un monde dans lequel un point est autre chose que la notion première envisagée par Euclide [23].

Les mathématiques ont existé avant eux et existeront après eux, mais Michel Demazure, Michel Raynaud ou Luc Illusie se retrouvent embarqués dans une quête monumentale. « Imaginez que nous nous engagions dans un canyon aride, sans bien comprendre où nous allions, et que tout à coup nous débouchions sur une plaine verdoyante », explique Luc Illusie, professeur émérite à Paris-Sud.

 

Arrivée au pavillon de musique de l’IHES pour une séance du SGA

Michel Raynaud, aujourd’hui à la retraite, mais présent dès 8 heures chaque matin à son bureau de la fac d’Orsay, ne dit pas autre chose : « On avait l’impression de se retrouver dans une impasse, sans issue possible. Et d’un seul coup, par la magie du concept bien choisi, on se retrouvait de l’autre côté de l’obstacle comme par enchantement. On était ébloui. » Et d’ajouter après un silence : « Et l’éblouissement ne s’est pas effacé. » Un hommage d’autant plus fort qu’il vient d’un étudiant qui négligea les travaux que lui demandait Alexandre Grothendieck pour choisir seul son sujet de thèse.

Forme et structure — ou la voie des choses

 

Grothendieck aux environs de 1965

L’équation politique

 

Tract annonçant une conférence de Grothendieck au CERN, en janvier 1972

En mai 1968, la machine se dérègle. Shourik [24], comme l’appellent ses proches, se rend à Orsay pour dialoguer avec les « contestataires ». L’anar se fait conspuer par les « enragés ». Le réprouvé se découvre mandarin. « Après, il n’était plus le même », raconte Valentin Poénaru. Celui qui a fui la Roumanie en 1962 et que Grothendieck a accueilli à bras ouverts revit aujourd’hui la dure confrontation : « Ça a été une gifle terrible, c’était d’une violence inouïe ». Il allait défendre la recherche. Deux ans plus tard, il appelle la communauté scientifique à l’abandonner purement et simplement.

 

Grothendieck au début des années 70

Il se fâche avec Léon Motchane qui a accepté des crédits militaires pour financer l’IHES. Pierre Cartier, ami de toujours et mathématicien engagé [25] comme on parlait alors d’écrivain engagé, dit en quelques mots le chambardement intellectuel qui se produit : « Avant il m’engueulait parce que je faisais autre chose que des maths. Après il m’engueulait parce que je faisais encore des maths. » Jean-Pierre Serre l’accueille au Collège de France, où il pose une question folle : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » Autant demander au Vatican si Dieu existe. Trop gauchiste pour le Collège de France, sa chaire est supprimée [26].

Il passera un an à Orsay et s’en retourne à Montpellier, où il devient simple professeur et invente avec d’autres l’écologie radicale, notamment au sein du groupe Survivre... et Vivre [27]. Le message est simple : la planète n’en a plus pour longtemps, nous devons changer radicalement notre façon de vivre. Dévoiement de la science et de la technologie utilisées contre l’environnement, prolifération du complexe militaro-industriel... il soulève alors des questions qui se retrouvent aujourd’hui au cœur du débat politique.

« Survivre et Vivre » (qui s’appelait d’abord « Survivre » sans plus) est le nom d’un groupe, à vocation d’abord pacifiste, ensuite également écologique, qui a pris naissance en juillet 1970 (en marge d’une « Summer School » à l’Université de Montréal), dans un milieu de scientifiques (et surtout, de mathématiciens). Il a évolué rapidement vers une direction « révolution culturelle », tout en élargissant son audience en dehors des milieux scientifiques. Son principal moyen d’action a été le bulletin (plus ou moins périodique) de même nom, dont les directeurs consécutifs ont été Claude Chevalley, moi-même, Pierre Samuel, Denis Guedj (tous quatre des mathématiciens) — sans compter une édition en anglais, maintenue à bout de bras par Gordon Edwards (un jeune mathématicien canadien dont j’avais fait connaissance à Montréal et qui a été parmi les quelques initiateurs du groupe et du bulletin). Le premier bulletin, entièrement de ma plume (naïve et pleine de conviction !) et tiré à un millier d’exemplaires, a été distribué au Congrès International de Nice (1970), lequel réunissait (comme tous les quatre ans) plusieurs milliers de mathématiciens. Je m’attendais à des adhésions massives — il y en a eu (si je me rappelle bien) deux ou trois. J’ai surtout senti une grande gêne parmi mes collègues ! En parlant de la collaboration des scientifiques avec les appareils militaires, qui s’étaient infiltrés un peu partout dans la vie scientifique, je mettais surtout les pieds dans des plats bien garnis. . . C’est dans le « grand monde » scientifique que j’ai senti la plus grande gêne — les échos de sympathie me venant de là se sont réduits à ceux de Chevalley et de Samuel. C’est dans ce que j’ai appelé ailleurs « le marais » du monde scientifique, que notre action a trouvé une certaine résonance. Le bulletin a fini par tirer à une quinzaine de mille d’exemplaires - un travail d’intendance dingue d’ailleurs, alors que la distribution se faisait artisanalement. Les dessins juteux de Didier Savard ont sûrement beaucoup contribué au succès relatif de notre canard. Après mon départ et celui de Samuel, ça a fini par tourner au groupuscule gauchiste, au jargon tranchant et aux analyses sans réplique, et le bulletin a fini par mourir de sa belle mort. Ce qui avait été à comprendre et à dire, à un certain moment proche encore de l’effervescence de l’année 1968, avait été compris et dit. Il n’y avait guère intérêt après ça de faire tourner et retourner un disque à perpète...

Récoltes et Semailles, §18.2.12.4. (d) Nichidatsu Fujii Guruji - ou le soleil et ses planètes

 

Dessin de Didier Savard paru dans le n°12 de Survivre... et Vivre. Grothendieck s’accroche à l’ordre du jour...

À la veille de la rentrée 1978-1979, il distribue aux étudiants une réflexion dans laquelle il entend provoquer « une saine nausée devant la perspective de reprendre encore et toujours le sempiternel ballet mécanique, figurants falots dans le rite infiniment ressassé de notre propre castration ! » Voilà pour le fond. La forme suit. Il propose de tirer les notes au sort entre 10 et 20, ou met 20 à tout le monde ! Pour beaucoup, l’homme semble perdu pour les maths. Jean Malgoire, qui l’hébergea plus d’une fois, s’agace de cette vision : « Nous passions des journées à parler de mathématiques. Le soir, tard, j’allais me coucher épuisé. Lui se mettait à faire des maths et le matin il me tendait une quinzaine de pages. » En août 1991, alors qu’il se trouve à la retraite depuis trois ans, Alexandre Grothendieck quitte son dernier domicile connu pour son ermitage pyrénéen. Il laisse à Jean Malgoire 20 000 pages de notes et de lettres rédigées en une quinzaine d’années. Il compte 63 printemps et se montre aussi productif qu’à 40 ans. Celui qui est devenu le dépositaire de l’œuvre se lance avec Matthias Künzer et Georges Maltsiniotis dans une exégèse des textes écrits sur de grandes feuilles d’ordinateur des années 80 ou sur des bouts de carton. Ils en dégagent notamment un texte inédit sur la notion de « dérivateur » [28].

Un trésor bien gardé

Depuis son île ariégeoise, Alexandre Grothendieck voudrait tout envoyer au pilon. La communauté des mathématiciens entend passer outre et garde le secret du lieu où se trouvent les cinq cartons, dont un de couches Pampers, qui contiennent sa correspondance et ses travaux. Pour Michel Demazure, il faudra une cinquantaine d’années, peut-être plus, pour prendre la mesure de ce qui dort quelque part au centre de Montpellier.

Finalement, pour reprendre le constat d’un compagnon de l’IHES, David Ruelle, « Grothendieck n’était rien… » Ni ex- de Normale Sup ni ancien de l’école Polytechnique, juste ancien du Rieucros, il est redevenu une poussière de l’histoire, reclus et oublié quelque part dans les contreforts des Pyrénées, il regarde l’herbe prise dans l’épais goudron. Peut-être a-t-il trouvé l’équation angulaire [29]. Nul ne le sait et lui a peut-être mis le feu à sa découverte.

 

Grothendieck vers 1965

Pour en savoir plus

  1. Le premier tome du Cours de géométrie algébrique de Jean Dieudonné (PUF, 1985) offre un panorama historique passionnant, de Descartes à Grothendieck.
  2. Le Grothendieck Circle regroupe des documents collectés par Leila Schneps.
  3. Un article en deux parties (et en anglais) d’Allyn Jackson, aux Notices de l’AMS : Comme appelé du néant — As If Summoned from the Void : the life of Alexander Grothendieck Partie1, Partie2.
  4. Le même journal a publié des réminescences (en anglais) de Luc Illusie et de Valentin Poénaru.
  5. Winfried Scharlau a entamé la rédaction d’une biographie très fouillée : Wer ist Alexander Grothendieck ? Anarchie, Mathematik, Spiritualität — Eine Biographie. Deux tomes (en allemand) sont déjà parus : Teil 1 : Anarchie et Teil 3 : Spiritualität. Une introduction (en anglais) a été publiée par les Notices de l’AMS : Who is Alexander Grothendieck ?.
  6. En 2009, l’IHES a organisé un colloque intitulé Aspects de la géométrie algébrique : la postérité mathématique de Grothendieck.

P.S. :

La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient très chaleureusement Amaury Thuillier pour sa participation à l’écriture de cet article.
Nous remercions également pour leur relecture attentive, les relecteurs dont le pseudonyme est le suivant : Ulysse, Caocoa, Romain Bondil, Jacques Lafontaine, Claire Wenandy et Claude Animo.

Notes

[1] Les citations sur fond rose, les notes de bas de page ainsi que la plupart des photos ont été ajoutées par Amaury Thuillier (maître de conférences, université Lyon 1) à l’occasion de la publication sur Images des mathématiques. Le sous-titre est extrait de Récoltes et Semailles ; il décrit le point de vue de Grothendieck, tant sur son œuvre mathématique que sur sa quête spirituelle.

[2] Il aura 84 ans le 28 mars prochain.

[3] Il ne viendrait guère à l’idée d’un mathématicien de comparer Grothendieck à Einstein. Il se trouve cependant que l’intéressé a lui-même établi un parallèle dans son texte autobiographique Récoltes et Semailles, dont on pourra lire un extrait en jetant « Un coup d’œil chez les voisins d’en face »

[4] Institué en 1980, ce prix est décerné annuellement par l’Académie royale des sciences de Suède. Il récompense par roulement des travaux en mathématiques, astronomie, géologie et biologie. Ce prix vient de récompenser, le 19 janvier 2012, les mathématiciens Jean Bourgain et Terence Tao.

[5] À savoir : Gerd Faltings, Vladimir Voevodsky, Heisuke Hironaka, Pierre Deligne, Vladimir Drinfeld, David Mumford, Laurent Lafforgue, Ngô Bao Châu. Il faut ajouter un dixième nom, celui du mathématicien américain Daniel Quillen.

[6] Tentons de parcourir l’histoire de la géométrie algébrique à très vive allure... On sait que l’utilisation d’équations polynomiales pour décrire certains objets géométriques remonte à François Viète, René Descartes et Pierre de Fermat.
Au cours du XIXe siècle, avec les travaux de Niels Abel et de Bernhard Riemann, les mathématiciens prennent conscience que leur définition algébrique confère à ces objets des propriétés très particulières ; ce développement culmine au début du XXe siècle, avec l’école italienne de géométrie algébrique ainsi que les travaux de Salomon Lefschetz et William Hodge.
Parallèlement, Oscar Zariski puis André Weil posent les jalons d’une géométrie algébrique « abstraite », où les nombres réels (ou plutôt, complexes) sont remplacés par des éléments d’un corps quelconque. C’est assez naturel si l’on veut cerner ce qu’il y a de réellement spécifique aux équations polynomiales, mais, surtout, cela permet d’envisager des conséquences de nature arithmétiques, en utilisant en particulier des corps finis.
Inspiré par des travaux de Jean-Pierre Serre, Alexandre Grothendieck construit entre 1958 et 1970 un univers inédit, permettant tout à la fois d’exprimer la géométrie consubstantielle aux équations polynomiales et d’en extraire les conséquences arithmétiques.

[7] Cette anecdote est rapportée par Allyn Jackson dans la seconde partie de son article Comme appelé du néant — As If Summoned from the Void : The Life of Alexander Grothendieck, Notices of the AMS, 51 n°10, pp.1196-1212 (2004).

[8] La rédaction en fut assurée par Jean Dieudonné, à partir de notes préliminaires détaillées de Grothendieck. Alors que le plan initial prévoyait treize volumes, seuls les quatre premiers furent publiés, entre 1960 et 1967. Une partie du cinquième chapitre existe à l’état de pré-notes de Grothendieck, qui furent diffusées ultérieurement. Dans une très large mesure, le contenu des six derniers chapitres annoncés se retrouve dans les sept volumes de séminaires (SGA) dont il est question un peu plus loin.

[9] On en saura plus en lisant cet article d’Etienne Ghys.

[10] Inachevé... Il est vertigineux de penser que la substance des quelques 8000 pages que comptent les volumes parus des EGA et SGA, sans parler des multiples exposés de Grothendieck au Séminaire Bourbaki (et au Séminaire Cartan), fut dégagée en une poignée d’années, entre 1956 et 1959...

[11] Ainsi que Grothendieck l’explique dans les extraits de Récoltes et Semailles reproduits ici, il s’agissait essentiellement de dégager un cadre commun permettant d’étudier simultanément les aspects géométriques (« continus ») et arithmétiques (« discrets ») des équations polynomiales, afin d’explorer leurs intrications. L’article de François Brunault sur le rang des courbes elliptiques permet de se faire une idée de cette géométrie arithmétique.

[12] Écrit entre 1983 et 1986, Récoltes et Semailles. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien est un texte d’un millier de pages que Grothendieck envoya à certains de ses anciens collègues ou amis. Si une publication (chez Christian Bourgois) fut un temps envisagée, le texte reste inédit. Il n’est toutefois pas difficile d’en trouver une version électronique sur la Toile.

[13Esquisse d’un programme, note (2). Grothendieck ajoute : « C’est à ce moment, je crois, que j’ai entrevu pour la première fois (sans bien sûr me le formuler en ces termes) la puissance créatrice d’une « bonne » définition mathématique, d’une formulation qui décrit l’essence. Aujourd’hui encore, il semble que la fascination qu’a exercé sur moi cette puissance-là n’a rien perdu de sa force. »

[14Récoltes et Semailles, §2.1. La magie des choses

[15] L’intégrale de Lebesgue (et plus généralement, la théorie de la mesure) constitue surtout une théorie extraordinairement puissante qui, ayant capturé la notion intuitive de volume, irrigue toutes les mathématiques. Les calculs d’aire ou de volume sont au final assez anecdotiques.

[16] De Jacques Soula, professeur de mathématiques à l’université de Montpellier évoqué dans la citation précédente (« La magie des choses »). Grothendieck a surtout bénéficié d’une bourse attribuée par l’Entraide universitaire française grâce à André Magnier, futur doyen de l’inspection générale de mathématiques. Fondée en 1930, cette association existe toujours.

[17] Extrait du texte de présentation de Grothendieck par Dieudonné à l’occasion de l’attribution de la médaille Fields, en 1966.

[18] La notion d’espace vectoriel topologique n’est pas due à Grothendieck, mais sa thèse en constitue la première étude systématique au-delà du cas des espaces de Banach.

[19] En fait, la mécanique quantique utilise essentiellement des espaces de Hilbert, pour lesquels la figure tutélaire est John von Neumann. Cependant, il existe bel et bien un lien entre les travaux de Grothendieck en analyse fonctionnelle et la mécanique quantique via la célèbre inégalité de Bell.

[20] On sait qu’Einstein défendit l’idée que l’indéterminisme de la mécanique quantique pourrait être supprimé en élaborant une théorie déterministe et locale « à variables cachées ». En 1964, le physicien John Bell démontra qu’une théorie de ce type impose nécessairement une contrainte sur les corrélations observables entre les états d’un système physique à deux degrés de liberté (inégalité de Bell classique), contrainte dont la mécanique quantique permet de s’affranchir. En 1982, Alain Aspect parvint à réaliser une violation expérimentale de l’inégalité de Bell, invalidant ainsi l’hypothèse d’Einstein. À peu près au même moment, le mathématicien Boris Tsirelson découvrit que la mécanique quantique imposait cependant des contraintes analogues (inégalité de Bell quantique), et que l’écart entre les bornes quantique et classique était contrôlé par un théorème de Grothendieck sur les espaces de Banach datant... de 1956 ! Ce même théorème joue également un rôle important en informatique théorique, dans l’étude des problème d’optimisation algorithmique ; ceux-ci ont récemment fait l’objet ici-même d’un article de Pierre Pansu.

[21] Grothendieck soutint sa thèse en 1953, et ses travaux d’analyse fonctionnelle sont réalisés pour l’essentiel entre 1950 et 1954.

[22] On aura une (petite) idée de l’intensité des échanges entre Grothedieck et Serre en parcourant leur correspondance.

[23] Pour un panorama des mutations du concept de point en mathématiques : Pierre Cartier, La folle journée, de Grothendieck à Connes et Kontsevich. Évolution des notions d’espace et de symétrie.

[24] Diminutif du prénom Alexandre en russe.

[25] Nous renvoyons au témoignage de Pierre Cartier publié sur ce site.

[26] Précision apportée par Jean-Pierre Serre : « La « chaire de Grothendieck » au Collège de France n’a nullement été supprimée. Le Collège possède une ou deux chaires consacrées à des « savants étrangers » invités pour une année. Grothendieck l’a eu deux fois de suite, ce qui est rare. L’année suivante elle a été attribuée à quelqu’un d’autre - dans une discipline différente. Voilà tout. »

[27] Initialement baptisé Survivre, ce groupe a été fondé par Grothendieck en juillet 1970, à Montréal. Il le quittera en 1973, en allant s’installer dans le sud de la France. À ce sujet, on lira avec intérêt le mémoire que lui a consacré Céline Plessis (EHESS).

[28] Ce texte, en cours d’édition, est consacré aux fondements catégoriques de la théorie de l’homotopie. Deux textes de Grothendieck écrits au début des années 1980 et non publiés ont circulé de manière informelle et exercé une influence profonde : Esquisse d’un programme et À la poursuite des champs.

[29] Précisons qu’il ne s’agit pas d’une « équation » au sens strict du terme ! On peut comprendre « théorie fondamentale » et penser aux Motifs, ou songer à l’expression « pierre angulaire » et se souvenir de la métaphore du mathématicien-bâtisseur développée par Grothendieck dans Récoltes et Semailles (voir la citation : Les héritiers et le bâtisseur...).

Crédits images

Affiliation de l'auteur

Commentaires sur l'article

Pour citer cet article : Philippe Douroux, « Alexandre Grothendieck »Images des Mathématiques, CNRS, 2012.

En ligne, URL : http://images.math.cnrs.fr/Alexandre-Grothendieck.html

 

 

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Commentaires
B
Bel article, j'étais parmi les douze personnes à savoir où habitait Alexandre Grothendiek, ainsi qu'une des dernières à qui il écrivit avant de quitter ce monde.<br /> <br /> <br /> <br /> Célia-Violaine Bouchard.
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